Chaque jour a la Bollettieri Academy commence dans une veritable puanteur. Les collines environnantes sont occupees par de nombreuses orangeraies qui degagent une horrible odeur de zeste d’orange brule. C’est la premiere chose qui me frappe quand j’ouvre les yeux, et qui me rappelle brutalement a la realite. Je ne suis pas rentre a Vegas. Je ne suis pas dans mon lit du court numero 2, en train de rever. Je n’ai jamais beaucoup apprecie le jus d’orange, mais apres la Bollettieri Academy je ne рейх plus voir une brique de jus d’orange en peinture.

Tandis que le soleil atteint les marais, dissipant les brumes matinales, je fence a la douche pour devancer les autres, car seuls les premiers arrives ont droit a l’eau chaude. En fait, ce n’est pas une douche, juste un minuscule tuyau qui laisse couler un filet d’eau qui vous pique comme des aiguilles. A peine de quoi se mouiller, sans parler de se laver. Ensuite, tout le monde fence au petit dejeuner, servi dans une cafeteria tellement chaotique qu’on se croirait dans un hopital psychiatrique dans lequel les infirmieres auraient oublie de distribuer leurs medicaments aux patients. Mais il vaut mieux у arriver de bonne heure, sinon c’est encore pire : le beurre est constelle de miettes, il n’y a plus de pain et les oeufs seront geles.

Aussitot apres le petit dejeuner, nous embarquons dans un bus scolaire en direction de la Bradenton Academy, a vingt-six minutes de la. Mon temps se partage entre deux academies, des prisons toutes les deux, mais celle de Bradenton me rend encore plus claustrophobe parce qu’elle est encore plus absurde. A la Bollettieri Academy, au moins, j’apprends le tennis. Tout ce que j’apprends a Bradenton, c’est que je suis stupide.

La Bradenton Academy a des planchers de guingois, des tapis sales et une teinte generate qui passe par toutes les variantes du gris. Le batiment n’a aucune fenetre, la lumiere est done toujours artificielle. L’air у est vicie, impregne d’un melange de mauvaises odeurs ou dominent celles du vomi, des toilettes et de la peur. C’est presque pire que Г odeur d’oranges ecorchees de la Bollettieri Academy.

Les autres eleves, ceux qui habitent en ville et ne jouent pas au tennis, n’ont pas l’air de s’en soucier. Certains ont meme l’air de se plaire a la Bradenton Academy, peut-etre parce que leur emploi du temps est plus facile a gerer. Ils ne doivent pas faire coexister les etudes et une carriere d’athlete semi-professionnel. Ils n’ont pas a faire face aux assauts du mal du pays qui vont et viennent, comme la nausee. Ils passent sept heures par jour en classe, puis ils rentrent chez eux diner et regarder la television en famille. Ceux d’entre nous qui viennent de la Bollettieri Academy passent quatre heures et demie en classe, puis remontent dans le bus pour le penible trajet de retour. Ils s’adonnent alors a leur activite a plein temps, frapper des balles, jusqu’au soir. Ils s’effondrent comme des masses sur leurs couchettes en bois pour grappiller une demi-heure de repos avant de retoumer a leur etat naturel, dans la salle de recreation. Puis ils dodelinent de la tete pendant quelques heures bien inutiles avant une demiere pause et Г extinction des feux. Nous sommes toujours a la traine dans nos devoirs, et notre retard ne cesse de s’accroitre. Le systeme est parfaitement regie, prevu pour produire de mauvais eleves aussi surement et efficacement qu’il produit de bons joueurs de tennis.

Je n’aime pas cet environnement trap rigide et je ne fais pas beaucoup d’efforts. Je n’etudie pas, je ne fais pas mes devoirs. Je n’ecoute rien et je m’en fiche. Pendant les cours, je reste tranquillement assis a ma place, je regarde mes pieds et je reve d’etre ailleurs pendant que le professeur disserte sur Shakespeare, Bunker Hill ou le theoreme de Pythagore.

Les professeurs se moquent bien du fait que j’aie decroche, parce que je suis un des gamins de Nick et qu’ils ne veulent pas se facher avec lui. La Bradenton Academy doit son existence au fait que la Bollettieri Academy lui envoie regulierement un plein bus d’eleves qui paient chaque semestre. Les professeurs savent tres bien que leur emploi depend de Nick. Ils ne peuvent pas nous recaler, et nous apprecions notre statut d’exception. Nous sommes tres fiers d’y avoir droit. Jamais il ne nous vient a Г idee que ce a quoi nous avons reellement droit nous ne l’obtenons pas, a savoir Г education.

Derriere la grande porte d’entree en metal de la Bradenton Academy se trouve le bureau, le centre nevralgique de l’ecole et la source de bien des ennuis. Tous les rapports, toutes les lettres de menace sortent de ce bureau. C’est la qu’on envoie les mauvais elements. Ce bureau est aussi le fief de Mme G. et Doc G., mari et femme en plus d’etre codirecteurs de Bradenton — et aussi, a mon avis, monstres de foire contraries.

Mme G. est une femme degingandee et depourvue de taille. On dirait que ses epaules ont ete directement ajustees sur ses hanches. Elle s’efforce de masquer ce defaut en portant des jupes, ce qui ne fait que souligner cette particularite anatomique. Elle peint sur son visage deux grosses taches rouges de fard et barbouille ses levres de rouge, trois cercles symetriques dont elle prend soin de coordonner les couleurs, comme d’autres assortissent leur ceinture avec leurs chaussures. Ses joues et sa bouche ferment toujours un accord parfait et parviennent presque a detoumer Г attention de la bosse qu’elle a dans le dos. Mais rien, dans la tenue de Mme G., ne parvient a faire oublier ses mains gigantesques. Elle a des paluches de la taille d’une raquette de tennis, et la premiere fois qu’elle m’a serre la main, j’ai cru m’evanouir.

Le vieux Doc G. est deux fois plus petit qu’elle, mais son physique n’est pas moins bizarre. II n’est pas difficile de voir quels points communs ils se sont trouves. Frele, maladif, Doc G. a le bras droit atrophie de naissance. II pourrait cacher ce bras, le dissimuler derriere son dos ou bien le fourrer dans sa poche. Au lieu de cela, il l’agite dans tous les sens, le brandissant comme une arme. Il aime prendre les eleves a part pour une conversation en tete a tete, et chaque fois il pose son bras infirme sur les epaules du gars et l’y laisse jusqu’a ce qu’il ait fini son baratin. Si cela ne vous flanque pas les chocottes, rien d’autre ne le fera jamais. Le bras de Doc G. ressemble a un roti de pore pose sur vos epaules. Des heures apres, on le sent encore et on ne peut s’empecher de frissonner.

Mme G. et Doc G. ont etabli a la Bradenton Academy quantite de regies. L’une d’entre elles nous defend formellement de porter des bijoux. Je decide done d’enfreindre le reglement et me fais percer les oreilles. C’est un acte de rebellion assez facile mais qui m’apparait comme mon seul recours. L’insubordination est la conduite que j’adopte desormais en permanence, et ces oreilles percees ont l’avantage supplementaire de constituer un pied de nez adresse a mon рёге. Il a toujours deteste les hommes qui portent des boucles d’oreilles. Je l’ai souvent entendu dire que pour lui, e’etait synonyme d’homosexualite. J’ai hate qu’il voie les miennes (j’achete des piercings et des anneaux). Il va finir par regretter de m’avoir expedie a des milliers de kilometres de la maison, de m’avoir abandonne dans ce lieu de corruption.

Je tente un effort derisoire et hypocrite pour dissimuler mon nouvel accessoire en le recouvrant d’un pansement. Evidemment, comme je l’esperais, Mme G. s’en aper§oit. Elle me fait sortir de la classe et m’attaque aussitot.

  • Monsieur Agassi, que signifie ce pansement ?
  • Je me suis blesse a l’oreille.
  • .. ? Ne soyez pas ridicule. Enlevez ce pansement.

Je le retire. Elle voit l’anneau et en a le souffle coupe.

  • Les boucles d’oreilles sont interdites a Bradenton, monsieur Agassi. La prochaine fois que je vous croise, j’espere que le pansement et l’anneau auront disparu.

A la fin du premier trimestre je frole l’echec dans toutes les matieres, sauf en anglais. Curieusement, j’ai des aptitudes pour la litterature, et en particulier la poesie. Je suis capable de retenir les poemes classiques et d’ecrire moi-meme des vers, cela me vient tout seul. On nous demande un jour d’ecrire un court poeme sur notre vie quotidienne, et je depose fierement le mien sur le bureau du professeur. Il lui plait, elle le lit a haute voix en classe. Certains gars me demandent alors de faire leurs devoirs a leur place. Sans probleme. Je les leur bade en vitesse dans le bus. La professeur d’anglais me demande de rester apres le cours et me dit que je suis vraiment doue. Je souris. C’est autre chose que lorsque Nick m’annonce que j’ai du talent. On dirait qu’une voie s’ouvre a moi et j’ai envie de la suivre. Pendant un instant, j’imagine mon avenir si je me consacrais a autre chose en plus du tennis, a quelque chose que j’aurais choisi. Et puis je me rends au cours suivant, des maths, et mon reve etouffe dans un nuage de formules geometriques. Je ne suis pas taille pour les etudes. La voix du professeur de maths resonne comme si elle me parvenait de tres loin. Nous passons au

 

fran£ais et c’est encore pire. Je suis tres stupide. En cours d’espagnol, cela donne muy estupido. L’espagnol, je le crains, ecourtera ma vie. L’ennui et la confusion pourraient me faire mourir sur place. Un jour on me retrouvera mort sur ma chaise, muerto.

Petit a petit, 1’ecole n’est plus seulement penible, elle provoque chez moi une veritable souffrance physique. L’angoisse au moment de monter dans le bus, les vingt-six minutes de trajet, les accrochages inevitables avec Mme ou Doc G. me rendent reellement malade. Ce que je redoute par-dessus tout, c’est le moment, inevitable et quotidien, ou je suis publiquement traite de cancre. Nul pour les etudes. J’en ai tellement peur qu’au fil du temps, la Bradenton Academy m’amene a modifier mon opinion sur la Bollettieri Academy. Je me mets a attendre avec impatience les innombrables seances d’entrainement et les toumois angoissants. Au moins, pendant ce temps-la, je ne suis pas a 1’ecole.

Grace a un toumoi particulierement important, je manque un des principaux examens d’histoire a Bradenton, un examen auquel j’etais sur d’echouer. Je celebre la chance d’avoir esquive cette corvee en etripant mes adversaires. A mon retour a 1’ecole, cependant, mon professeur me dit que je vais devoir le passer en session de rattrapage.

Quelle injustice ! Je me rends au bureau pour passer mon examen. En chemin, je me cache dans un coin sombre et prepare une antiseche que je dissimule dans ma poche.

II n’y a qu’une seule etudiante dans le bureau, une rousse, qui a un gros visage couvert de sueur. Elle ne bronche pas, elle ne semble meme pas remarquer ma presence. On dirait qu’elle est dans le coma. Je remplis mon questionnaire sans difficulte, en recopiant mon antiseche. Et tout a coup, je sens une paire d’yeux poses sur moi. Je leve la tete, la rousse semble etre sortie de son coma et me regarde fixement. Elle referme son livre et sort en vitesse. Je me depeche de fourrer mon antiseche dans mon slip, j’arrache une feuille de papier de mon bloc-notes et j’y note, en m’effor§ant d’imiter une ecriture feminine : « Je te trouve mignon ! Appelle-moi. » Je fourre le papier dans ma poche au moment precis ou Mme G. deboule en trombe dans le bureau.

  • Posez vos crayons, dit-elle.
  • Que se passe-t-il, madame G. ?
  • Etes-vous en train de tricher ?
  • Sur quoi ? Ceci ? Si j’avais eu l’intention de tricher, ce n’aurait pas ete sur ceci. Je connais bien ce programme d’histoire. Valley Forge. Paul Revere. C’est du gateau.
  • Videz vos poches.

J’en sors quelques pieces, un paquet de chewing-gums et le billet de mon admiratrice imaginaire. Mme G. s’en saisit et le lit en silence.

  • Je me demande ce que je vais pouvoir repondre, dis-je. Vous avez une idee ?

Elle me lance un regard courrouce et sort du bureau. Je suis recu a mon examen, ce que je considere comme une victoire morale.

Ma professeur d’anglais est la seule a me defendre. Elle est aussi la fille de Mme G. et de Doc G., et elle tente de persuader ses parents que je vaux mieux que ce que mes resultats et ma conduite peuvent laisser croire. Elle me fait meme passer un test de QI, dont les resultats confirment son opinion.

  • Andre, dit-elle, tu dois t’appliquer. Prouve a Mme G. que tu n’es pas celui qu’elle croit.

 

Je lui reponds que je m’applique, que je fais meme de mon mieux, compte tenu des circonstances. Mais je suis fatigue en permanence a cause du tennis, hante par la pression des toumois et par ce que Гоп appelle les challenges. Oui, tout particulierement par les challenges : une fois par mois, on nous fait jouer contre un adversaire plus fort que nous. J’aimerais bien qu’un professeur m’explique comment on peut se concentrer sur la conjugaison des verbes ou la resolution d’une equation quand on sait que, l’apres- midi meme, on va devoir s’armer de courage pour un combat en cinq sets contre quelque punk d’Orlando.

Je ne raconte pas tout, parce que j’en suis incapable. Je passerais pour une chochotte si je parlais de ma peur de l’ecole, si j’evoquais le nombre incalculable de fois ou je suis trempe de sueur, pendant les cours. Je ne рейх pas lui parler de mes troubles de la concentration, de ma hantise d’etre interroge, ni lui dire comment cette hantise provoque parfois dans mes intestins une bulle d’air qui ne cesse de grossir jusqu’a m’obliger a courir aux toilettes. II m’ arrive souvent d’y rester enferme entre les cours.

Et puis il у a l’angoisse sociale, les efforts desesperes pour faire bonne figure. A Bradenton, faire bonne figure coute de Г argent. La plupart des gars sont de veritables gravures de mode, tandis que moi je possede trois jeans, cinq T-shirts, deux paires de tennis et un pull ras du cou en coton, ome de carres noirs et gris. En classe, au lieu de reflechir a La Lettre ecarlate, je me demande combien de jours encore je vais pouvoir porter mon pull cette semaine, et je m’inquiete de ce que je ferai quand la temperature va se rechauffer.

Plus mes resultats scolaires sont mauvais, plus je me rebelle. Je bois, je fume du hasch, je me conduis comme un imbecile. Je suis vaguement conscient du rapport inversement proportionnel qui existe entre mes resultats et ma revolte, mais je prefere ne pas у reflechir. J’aime mieux Г interpretation de Nick. Selon lui, je suis mauvais en classe parce que c’est le monde qui me fait bander. C’est bien la seule chose a moitie vraie qu’il ait jamais dite a mon sujet. (La plupart du temps, il me decrit comme un cabotin culotte qui cherche a ravir la vedette… Meme mon pere me connait mieux.) Mon comportement general ressemble bien, pourtant, a une erection. Violente, involontaire, irrepressible, et je l’accepte done comme j’accepte les nombreux changements que connait mon corps.

Au moment ou mes resultats touchent le fond, ma revolte atteint des sommets. Je me rends dans un salon de coiffure au centre commercial de Bradenton, et je demande au coiffeur de me faire une coupe d’lroquois. Vous rasez les cotes, vous tondez le haut et vous laissez juste une epaisse bande de cheveux herisses au milieu.

  • Tu es sur, mon gars ?
  • Je la veux haute et bien herissee. Et puis vous la teignez en rose.

Il promene sa tondeuse sur mon crane pendant huit minutes puis il dit: « C’est bon ! » et fait pivoter le fauteuil. Je me regarde dans la glace. La boucle d’oreille, e’etait bien, mais 5a c’est mieux. Je suis impatient de voir la tete de Mme G.

Devant le centre commercial, pendant que j’attends le bus pour rentrer a la Bollettieri Academy, personne ne me reconnait. Des gars avec qui je joue, des gars dont je partage le dortoir me croisent sans me regarder. A premiere vue, j’ai fait quelque chose qui ressemble a un effort desespere pour me faire remarquer. En realite, j’essaye au contraire de camoufler mon moi profond, ma veritable identite. C’est tout.

Je rentre a la maison pour Noel. Tandis que Г avion approche du Strip, l’aile droite, inclinee, se met a clignoter comme une rangee d’arbres de Noel, comme dans les casinos, en bas. L’hotesse nous explique que nous devons attendre un peu avant de nous poser.

Choeur de protestations.

  • Mais comme nous savons que vous etes tous impatients d’aller au casino, nous pensons que ce serait amusant de vous proposer un petit jeu en attendant l’autorisation d’atterrir.

Choeur de hourras.

  • Chacun va prendre un dollar et le placer dans le sac en papier qui est devant lui. Puis vous notez votre numero de siege sur la souche de votre carte d’embarquement et vous le deposez dans cet autre sac. On va tirer un ticket au sort et le gagnant remportera la mise.

Elle ramasse tous les dollars pendant qu’une autre hotesse recueille les cartes d’embarquement. Puis elle se place a l’avant et plonge la main dans le sac.

  • Et le gros lot revient au… — roulement de tambour, s’il vous plait — au 9F !

J’ai le siege 9 F. J’ai gagne ! J’ai gagne ! Je me leve et fais de grands gestes. Les passagers se retoument pour me regarder. Grommellements de deception. Super, c’est le gars avec sa crete rose d’lroquois qui a gagne.

L’hotesse me tend a contrecoeur le sac rempli de dollars. Je passe le reste du vol a les compter et les recompter en remerciant ma bonne etoile.

Comme prevu, mon pere est horrifie par ma coiffure et ma boucle d’oreille. Mais il ne se fait aucun reproche. Ni a lui, ni,

 

d’ailleurs, a la Bollettieri Academy. II ne veut pas admettre que c’etait une erreur de m’ envoyer au loin, et il ne veut surtout pas parler d’un eventuel retour a la maison. II me demande seulement si je suis devenu pede.

  • Non, lui dis-je, et je disparais dans ma chambre.

Philly me suit. II me complimente sur mon nouveau look. Meme un Iroquois bat un chauve. Je lui raconte ma bonne fortune dans Г avion.

  • Waouh ! Qu’est-ce que tu vas faire de tout cet argent ?

Je pense acheter un bracelet de cheville pour Jamie. C’est une fille qui va a l’ecole avec Perry. Elle m’a laisse l’embrasser la demiere fois que j’etais a la maison. Mais j’hesite, j’ai vraiment besoin d’habits neufs pour l’ecole. Je ne рейх plus continuer longtemps avec un unique pull gris et noir. Je veux faire bonne figure.

Philly hoche la tete.

  • Cruel dilemme, frerot.

II ne me demande pas pourquoi, si je veux tellement faire bonne figure, j’arbore une coupe d’Iroquois et une boucle d’oreille.

II prend mon probleme au serieux, trouve mes contradictions coherentes et m’aide a faire un choix. Nous decidons que je devrais depenser Г argent pour la fille, et tant pis pour les vetements neufs.

Pourtant, quand j’ai le bracelet dans la main, je suis pris de regrets. Je m’imagine de retour en Floride, oblige de faire durer mes quelques vetements. J’en parle a Philly qui hoche a demi la tete.

Le lendemain matin, j’ouvre les yeux et je vois Philly penche sur moi, tout souriant. II regarde ma table de nuit. Je suis son regard et decouvre une liasse de billets.

  • Qu’est-ce que c’est ?
  • Je suis sorti et j’ai joue aux cartes, hier soir. J’ai eu de la veine. J’ai gagne six cents dollars.
  • Et 5a, qu’est-ce que c’est ?
  • Trois cents dollars. Va t’acheter des pulls.

Pendant les vacances de printemps, mon pere veut me faire participer a des toumois semi-professionnels qu’on appelle des satellites, a qualification ouverte, c’est-a-dire que n’importe qui peut se presenter et jouer au moins un match. Ils se deroulent dans des villes perdues, des bleds comme Monroe, en Louisiane, ou St Joe, dans le Missouri. Je ne рейх pas voyager seul, je n’ai que quatorze ans. Mon pere envoie done Philly avec moi pour me chaperonner. Et aussi pour jouer, car mon pere et lui s’accrochent encore а Г idee qu’il a de l’avenir dans le tennis.

Philly loue une Omni beige, qui devient rapidement la version automobile de notre chambre a la maison. Un cote pour lui, un cote pour moi. On avale des milliers de kilometres, ne nous arretant que pour nous alimenter dans des fast-foods, jouer sur les lieux des toumois et dormir. Nous sommes loges gratuitement. Dans chaque ville ou se reunissent tous ces joueurs venus d’ailleurs, il у a des families qui se portent volontaires pour les heberger. La plupart de ces hotes sont plutot agreables, mais ils sont souvent completement cingles de tennis. C’est deja un peu bizarre d’etre loge chez des etrangers, mais c’est une corvee de devoir discuter de tennis autour de pancakes et de cafe. En tout cas pour moi. Je laisse Philly faire la conversation, et je dois souvent le pousser du coude ou l’entrainer avec moi quand il est temps de partir.

Philly et moi, nous nous sentons comme des hors-la-loi. Nous vivons sur la route, nous faisons ce qui nous plait. Nous balan§ons les emballages des fast-foods par-dessus notre epaule, sur la banquette arriere. Nous ecoutons la musique a fond, nous jurons autant que nous le voulons, nous disons tout ce qui nous passe par la tete sans craindre d’etre punis ou ridiculises. Cependant, nous n’evoquons jamais le fait que nous avons chacun un but tres different au cours de ce voyage. Philly veut seulement gagner un point ATP, rien qu’un seul, pour savoir quelle impression cela fait d’etre classe. Et moi je veux eviter d’avoir Philly pour adversaire pour ne pas etre oblige de battre une fois de plus mon frere adore.

Lors du premier satellite, je bats mon adversaire et Philly se fait battre par le sien. Plus tard, alors que nous avons regagne notre voiture garee sur le parking, pres du stade, Philly reste assis a contempler le volant. Il a Pair assomme. Je ne sais pourquoi cette defaite le blesse plus que les autres. Il serre le poing et frappe le volant, tres fort. Puis il recommence. Il se met aussi a parler tout seul, mais si bas que je n’entends pas ce qu’il dit. Puis il hausse la voix. A present il hurle, il se traite de rate et ne cesse de frapper le volant. Il le frappe si fort que je suis sur qu’il va se briser un os de la main. Je repense a mon pere, boxant son volant apres avoir assomme le camionneur.

  • Il aurait mieux valu que je me casse ce foutu poignet, dit Philly. Au moins tout aurait ete termine ! Papa avait raison. Je suis un bon a rien.

Tout a coup, il s’arrete. Il me regarde et semble se resigner. Il se calme. Tout comme notre mere. Il sourit. L’orage est passe, le poison a disparu.

  • Je me sens mieux, dit-il en riant et en reniflant.

En sortant du parking, il commence deja a me donner des tuyaux sur mon prochain adversaire.

 

Quelques jours apres mon retour a la Bollettieri Academy, je me trouve au centre commercial de Bradenton. Je tente ma chance et appelle a la maison en PCV. Ouf ! C’est Philly qui repond. II a le ton qu’il avait dans le parking.

  • On a recu une lettre de Г ATP, dit-il.
  • Ouais ?
  • Tu veux connaitre ton classement ?
  • Je ne sais pas, tu crois ?
  • Tu es classe numero 610.
  • Vraiment ?
  • Six cent dixieme au monde, frerot.

Ce qui veut dire que je n’ai plus que six cent neuf types a battre dans le monde entier. Sur la planete Terre. Dans le systeme solaire. Je suis le numero 610. Je flanque une grande claque a la paroi de la cabine telephonique et je crie ma joie.

Silence au bout de la ligne. Puis, dans une sorte de soupir, Philly me demande :

  • Et quelle impression 5a fait ?

Je n’en reviens pas d’avoir ete aussi stupide. J’ai hurle ma joie dans les oreilles de Philly alors qu’il doit etre cruellement de§u. Je voudrais pouvoir deverser la moitie de mes points ATP sur sa poitrine. Sur un ton d’ennui supreme, simulant un baillement, je lui reponds :

  • Tu sais quoi ? Ce n’est pas terrible. C’est tres surestime.

 

Qu’est-ce que je рейх faire de plus ? Nick, Gabriel, Mme G., Doc G., personne ne fait plus attention a mes singeries. Je me suis massacre les cheveux, j’ai laisse pousser mes ongles — celui de mon auriculaire atteint plus de cinq centimetres, et je l’ai peint en rouge vif. Je me suis perce le corps, j’ai enfreint les reglements, viole le couvre-feu, participe a des bagarres, lance des chahuts, seche les cours, je me suis meme faufile dans le dortoir des filles apres Г extinction des feux. J’ai englouti des litres de whisky, souvent en restant effrontement assis sur mon lit, et j’ai meme pousse l’audace jusqu’a construire une pyramide avec les cadavres. Une tour de trois pieds de haut faite de bouteilles vides de Jack Daniel’s. Je chique du tabac, des melanges costauds dans le genre Skoal ou Kodiak, impregnes de whisky. Quand je perds, j’enfoume une boulette de la taille d’une prune et la coince dans ma joue. Plus la defaite est severe, plus la boulette est grosse. Quelle revolte me reste-t-il ? Quel genre de peche pourrais-je bien commettre a present pour faire comprendre au monde que je suis malheureux et que je veux rentrer chez moi ?

Semaine apres semaine, l’unique moment ou je ne suis pas en train de comploter un mauvais coup est l’heure de liberte ou je рейх glander dans la salle de recreation. II у a aussi le samedi soir, quand je рейх aller draguer les filles au centre commercial de Bradenton. En tout, je suis heureux dix heures par semaine — ou au moins je ne suis pas en train de me creuser le cerveau pour imaginer une nouvelle forme de desobeissance civile.

Je n’ai que quatorze ans a l’epoque ou la Bollettieri Academy loue un bus et nous expedie au nord de l’Etat. Un toumoi important a lieu a Pensacola. La Bollettieri Academy se deplace plusieurs fois par an pour participer a ce genre de toumoi a travers toute la Floride. Nick estime que ce sont de bons tests. « Mesurer les pailles », c’est ainsi qu’il appelle cela. La Floride est le paradis du tennis, dit-il, et si nous parvenons a battre les meilleurs joueurs de Floride, c’est que nous sommes les meilleurs au monde.

J’arrive sans peine a me qualifier pour la finale, mais les autres ne se debrouillent pas aussi bien. Ils se font tous rapidement eliminer. Ils sont done contraints de rester la et d’assister a mon match. Ils ne peuvent pas faire autrement, puisqu’ils n’ont nulle part ou aller. Quand j’aurai fini, nous reprendrons tous ensemble le bus, en masse, et nous nous coltinerons ensemble les douze heures du trajet de retour jusqu’a la Bollettieri Academy.

  • Surtout prends ton temps, plaisantent les autres.

Personne n’est presse de passer douze heures de plus dans un bus lent et malodorant.

Pour rire, je decide de jouer en jean. Pas en short de tennis ou avec un pantalon bien chaud, non, avec un vieux jean delave, dechire et sale. Je sais tres bien que cela ne changera rien au resultat. Mon adversaire est un idiot que je pourrais battre avec un bras attache dans le dos et deguise en gorille. Pour faire bonne mesure, je peins mes sourcils au mascara et choisis mes boucles d’oreilles les plus extravagantes.

Je remporte le match sans laisser un set a mon adversaire. Les autres gars m’acclament furieusement. Ils me decement des compliments supplementaires sur mon style. Pendant le trajet de retour a la Bollettieri Academy, je suis l’objet de toutes les attentions, on vient me taper dans le dos et me dire bravo. J’ai Г impression d’avoir enfin trouve ma place, d’etre devenu un de ces gars sympas, un des alphas. J’ai decroche le pompon.

Le lendemain, juste apres le dejeuner, Nick convoque une assemblee surprise.

  • Rassemblement, hurle-t-il.

II nous emmene dans une cour gamie de gradins. Une fois que les deux cents pensionnaires sont reunis, attendant calmement qu’il prenne la parole, il se met a faire les cent pas devant nous en expliquant la mission de la Bollettieri Academy. II insiste sur le fait que nous devrions nous sentir privilegies d’en faire partie. II a construit cet endroit a partir de rien, dit-il, et il est fier de lui avoir donne son nom. Bollettieri Academy rime avec excellence. La Bollettieri Academy est synonyme de classe. La Bollettieri Academy est reputee dans le monde entier.

Il marque une pause.

  • Andre, voulez-vous vous lever une minute ?

Je me leve.

  • Tout ce que je viens d’evoquer a propos de cet endroit, Andre, vous l’avez viole. Vous avez souille ce lieu, vous l’avez deshonore avec votre petite provocation d’hier. Porter un jean, du maquillage et des boucles d’oreilles lors de votre finale ? Mon gar§on, je vais vous dire une chose tres importante : si vous avez decide d’agir de la sorte, si vous voulez vous habiller en fille, voici ce que je vais faire. Lors de votre prochain toumoi, je vous ferai porter une jupe. J’ai contacte Ellesse, et je leur ai commande un lot de jupes a votre intention. Et vous allez en porter une, oui, mon petit monsieur, parce que si c’est la ce que vous etes, eh bien, nous allons vous traiter en consequence.

Deux cents gamins me devisagent. Quatre cents yeux fixes sur moi. Beaucoup d’entre eux rigolent.

Nick continue.

  • Dorenavant, votre temps libre est supprime. Votre temps libre m’appartient. Vous etes consigne, monsieur Agassi. De neuf a dix, vous nettoierez toutes les toilettes. Quand elles seront propres, vous desherberez les terrains. Si cela ne vous plait pas, c’est

 

simple : allez-vous-en. Si vous continuez a vous comporter comme vous l’avez fait hier, nous ne voulons plus de vous ici. Si vous n’etes pas capable de montrer que vous etes aussi attache a cet endroit que moi, bye-bye.

Le dernier mot, « bye-bye », resonne, et son echo se repand sur les courts vides.

  • C’est tout, dit-il. Retoumez tous a votre travail.

Tous les gamins s’empressent de decamper. Je reste fige, essayant de decider de ce que je vais faire. Je pourrais insulter Nick. Je pourrais menacer de me battre avec lui. Je pourrais me mettre a hurler. Je pense a Philly puis a Perry. Qu’est-ce qu’ils me conseilleraient de faire ? Je pense a mon pere que sa mere envoyait a l’ecole habille en fille quand elle voulait rhumilier. Le jour ou il est devenu un battant.

Je n’ai plus le temps de reflechir. Gabriel me dit que ma punition commence a l’instant meme.

  • A genoux pour le reste de l’apres-midi, dit-il. Arrache les mauvaises herbes.

Le soir, debarrasse de mon sac de mauvaises herbes, je regagne ma chambre. Ma decision est prise. Je sais exactement ce que je vais faire. Je fourre mes affaires dans une valise et je pars en direction de l’autoroute. L’idee qu’on est en Floride, qu’un pervers debile pourrait me prendre en stop et qu’on n’entendrait plus jamais parler de moi me traverse l’esprit. Mais je prefere encore la compagnie d’un pervers a celle de Nick.

J’ai dans mon portefeuille une carte de credit que mon pere m’a donnee en cas d’urgence, et je pense que e’en est un. Je me dirige vers l’aeroport. Demain, a cette heure-ci, je serai dans la chambre de Perry et je lui raconterai mon aventure. J’ouvre l’oeil pour reperer d’eventuelles torches electriques, ou des chiens. Je leve le pouce.

Une voiture s’arrete. J’ouvre la portiere et me toume pour caser ma valise sur la banquette arriere. C’est Julio, le responsable de la discipline dans l’equipe de Nick. II me dit que mon pere m’ attend au telephone a la Bollettieri Academy et qu’il veut me parler immediatement.

J’aurais prefere les chiens.

Je dis a mon pere que je veux rentrer a la maison. Je lui raconte ce qu’a fait Nick.

  • Tu t’habilles comme un pede, dit mon pere. On dirait que tu Г as bien merite.

Je passe au plan В.

  • Papa, Nick gache mon jeu. II m’apprend seulement a taper depuis la ligne de fond, on ne travaille jamais le jeu au filet. On ne travaille jamais les services ni les volees.

Mon pere me repond qu’il va en parler a Nick. II me dit aussi que Nick lui a donne Г assurance que ma punition ne durerait que quelques semaines, pour bien montrer qui commande. Ils ne peuvent se permettre de laisser un gamin transgresser le reglement. Ils doivent faire preuve de discipline.

En conclusion, mon pere me repete que je vais rester la. Je n’ai pas le choix. Clic. Ligne raccrochee.

Julio ferme la porte. Nick m’enleve le telephone des mains et m’annonce que mon pere lui a demande de confisquer ma carte de credit.

Pas question que je la donne. Elle represente la seule possibilite que j’aie de m’echapper d’ici un jour. Plutot mourir.

Nick tente de negocier et tout a coup je comprends une chose : il a besoin de moi. II a envoye Julio a ma poursuite, il a appele mon pere, maintenant il essaie de me prendre ma carte de credit. Il m’a dit de partir, et quand je l’ai fait il m’a rattrape. Je l’ai oblige a se devoiler. En depit de tous les troubles que je provoque, j’ai manifestement une certaine valeur a ses yeux.

Pendant la joumee, je suis le prisonnier modele. J’arrache les mauvaises herbes, je nettoie les toilettes, je porte la tenue de tennis correcte. Le soir, je suis le vengeur masque. J’ai vole un passe-partout de Г Academy, et quand tout le monde dort je vais marauder avec un groupe d’autres prisonniers en colere. Si je me contente d’actes de vandalisme mineurs comme de deverser des bombes de creme a raser, les gars de ma troupe recouvrent les murs de graffitis. Sur la porte du bureau de Nick, ils inscrivent Nick la Trique. Si Nick fait repeindre sa porte, ils recommencent.

Mon principal acolyte lors de ces virees nocturnes n’est autre que Roddy Parks, le gars qui m’avait battu le jour ou Perry s’est presente a moi. Un jour, Roddy se fait pincer. Son camarade de chambree a vendu la meche. J’apprends que Roddy a ete renvoye. Nous savons done ce qu’il faut faire pour etre renvoye, Nick la Trique. Il faut preciser, et c’est tout a son honneur, que Roddy prend sur lui l’entiere responsabilite de ce delit et ne denonce personne.

A part mes petits actes de vandalisme, mon geste de revolte principal est le silence. Je fais le voeu que tant que je vivrai je n’adresserai plus la parole a Nick. C’est mon code, ma religion, ma nouvelle identite. Voila qui je suis, le gar§on qui ne parle pas. Bien entendu, Nick ne s’en aper§oit meme pas. En passant pres du court, il me dit quelque chose et je ne lui reponds pas. Il hausse

les epaules. Mais les autres gamins voient bien que je refuse de repondre. Ma cote monte.

Une des raisons de la distraction de Nick est qu’il est occupe par l’organisation d’un toumoi ou il espere attirer les meilleurs juniors de tout le pays. Cela me donne encore une grande idee, une nouvelle occasion d’embeter Nick. Je prends a part un des membres de son equipe et je lui signale un gars de Vegas qui serait parfait pour le toumoi. II est incroyablement doue, dis-je, il me donne du fil a retordre chaque fois que je joue contre lui.

  • Comment s’appelle-t-il ?
  • Perry Rogers.

C’est le genre d’appat frais irresistible pour pieger Nick. Il ne vit que pour decouvrir de nouveaux talents, les exhiber dans ses toumois. Les jeunes vedettes excitent toujours la mmeur et ajoutent а Г aura de la Bollettieri Academy, tout en renfor§ant Г image de Nick comme Le grand mentor du tennis. Bien sur, Perry ne manque pas de recevoir quelques jours plus tard un billet d’avion et une invitation personnelle a participer au toumoi. Il atterrit en Floride et prend un taxi jusqu’a la Bollettieri Academy. Je l’accueille dans le complexe et nous tombons dans les bras l’un de l’autre en ricanant du bon tour que nous venons de jouer a Nick.

  • Contre qui je vais jouer ?
  • Murphy Jensen.
  • Oh non ! Il est tres fort.
  • T’inquiete pas de 5 Ce ne sera pas avant quelques jours. Pour Г instant, faisons la fete.

Parmi les nombreux avantages offerts aux gamins qui participent au toumoi figure une excursion aux Busch Gardens a Tampa. Je fais monter Perry dans le bus qui doit nous conduire au pare d’attractions et je lui raconte mon humiliation publique, je lui dis combien je me sens malheureux a la Bollettieri Academy, et que je suis au bord de l’echec a Bradenton. Mais la, il ne me suit plus. Pour une fois, il ne parvient pas a comprendre mon probleme. Il adore Гесоїе. Il reve de frequenter une bonne universite de la cote est, puis une ecole de droit.

Je change de sujet. Je le cuisine au sujet de Jamie. Est-ce qu’elle a demande de mes nouvelles ? De quoi a-t-elle Pair ? Porte-t- elle mon bracelet de cheville ? Je dis a Perry que je veux qu’il rapporte un cadeau pour Jamie a Vegas. Je рейх peut-etre trouver quelque chose de bien a Busch Gardens.

  • Ce serait super, reconnait-il.

On n’est pas arrives depuis dix minutes que Perry repere une baraque pleine de peluches. Tout en haut d’une etagere se trouve un enorme panda noir et blanc. Ses pattes pendent sur le cote et il tire une minuscule langue rouge.

  • Andre, voila ce qu’il faut que tu offres a Jamie.
  • Oui, d’accord, mais ce n’est pas a vendre. Il faut decrocher le gros lot pour gagner le panda et personne n’y arrive jamais. Le jeu est truque et je n’aime pas les choses truquees.
  • Mais non, tu dois juste reussir a enfiler deux anneaux de caoutchouc sur le goulot d’une bouteille de Coca. On est des On peut le faire.

On essaye pendant une demi-heure, lancant des anneaux de caoutchouc a travers toute la baraque. Pas un seul ne vient s’enfiler sur le goulot d’une bouteille.

  • Tres bien, dit Perry, voila ce qu’on va faire. Tu vas detoumer l’attention de la femme qui tient le stand. Je vais me faufiler par-derriere et placer deux de ces anneaux sur les bouteilles.
  • Tu crois ? Et si on se fait prendre ?

Mais aussitot je me souviens. C’est pour Jamie. Rien n’est trap beau pour Jamie.

J’appelle la femme.

  • Excusez-moi, m’dame, je voudrais savoir.
  • Oui, fait-elle en se retoumant.

Je lui pose une question sans interet sur la regie du jeu. Du coin de l’ceil, je vois Perry se faufiler dans la baraque. Quatre secondes apres il en sort d’un bond.

  • J’ai gagne ! J’ai gagne !

La femme se retoume bmsquement. Elle voit deux bouteilles de Coca cerclees par des anneaux de caoutchouc. Elle parait d’abord stupefaite, puis sceptique.

  • Attends une minute, mon gar§on.
  • J’ai gagne ! Je veux mon panda !
  • Je ne t’ai pas vu le faire.
  • C’est votre probleme. Le reglement ne precise pas que vous devez le voir. Ou est-ce que c’est precise ? Je veux parler a votre directeur ! Faites venir M. Bush Gardens lui-meme ! Je vais trainer tout ce pare detractions en justice. Qu’est-ce que c’est que cette amaque ? J’ai paye un dollar pour jouer, c’est un contrat implicite. Vous me devez un panda. Je vais vous poursuivre. Mon pere va vous poursuivre. Vous avez exactement trois secondes pour me donner le panda que j’ai bel et bien gagne.

Perry fait exactement ce qu’il adore : perorer. Mais il fait aussi ce que fait son pere : il vend de Pair. Et la femme du stand fait exactement ce qu’elle deteste : s’occuper d’une attraction dans un pare. II n’y a rien a dire. Elle ne veut pas avoir d’ennuis et n’a pas besoin de cette migraine. Du bout d’une longue perche, elle attrape le panda et le tend vers nous. II est presque aussi grand que Perry. Celui-ci s’en saisit comme d’un Chipwich geant, et nous detalons avant qu’elle ait le temps de changer d’avis.

Pendant le reste de la soiree, nous formons un trio : Perry, moi et le panda. Nous l’emportons au snack-bar, aux toilettes, sur les montagnes russes. C’est comme si on devait veiller sur un debile de quatorze ans. Un veritable panda ne nous causerait pas plus d’ennuis. Quand vient l’heure de remonter dans le bus, nous sommes a la fois fatigues et ravis de fourrer le panda sur un siege qu’il remplit a lui tout seul.

Sa corpulence est aussi impressionnante que sa taille.

  • J’espere que Jamie va l’apprecier, dis-je.
  • Je suis sur qu’elle va Г adorer, repond Perry.

Une fillette est assise derriere nous. Elle a huit ou neuf ans. Elle a les yeux rives sur le panda. Elle est en extase devant lui et caresse sa fourrure.

  • Quel joli panda ! Ou l’avez-vous eu ?
  • On Га
  • Qu’est-ce que vous allez en faire ?
  • Je vais l’offrir a une amie.

Elle demande la permission de s’asseoir aupres du panda. Elle voudrait bien le caliner. Je lui dis qu’elle peut у aller.

J’espere qu’il fera a peu pres autant d’effet a Jamie.

Le lendemain matin, nous tramons dans le dortoir, Perry et moi, lorsque Gabriel passe la tete.

  • Le Boss veut te voir.
  • A quel sujet ?

Gabriel hausse les epaules.

Je marche tranquillement, prenant tout mon temps. Je m’arrete devant la porte du bureau de Nick. Je repense а Г inscription, Nick la Trique. Tu vas nous manquer, Roddy.

Nick est assis a son bureau, confortablement appuye au dossier de son grand fauteuil de cuir noir.

  • Entre, Andre, entre.

Je m’assois sur une chaise en bois en face de lui.

II se racle la gorge

  • Je crois savoir que tu es alle hier a Bush Gardens. Tu t’es bien amuse ?

Je ne dis rien. II attend. II s’eclaircit a nouveau la voix.

  • Bon, j’ai cru comprendre que tu as rapporte un tres grand panda.

Je continue de regarder fixement devant moi.

  • Quoi qu’il en soit, ma fille semble etre tombee amoureuse de ce panda. Ha ! Ha !

Je revois la gamine dans le bus. La fille de Nick, bien sur. Comment cela a-t-il pu m’echapper ?

  • Elle n’arrete pas d’en parler, reprend Nick. Voici done ce que je te propose : j’aimerais t’acheter ce panda.

Silence.

  • Tu m’entends, Andre ?

Silence.

  • Tu comprends ce que je dis ?

Silence.

  • Gabriel, pourquoi est-ce qu’Andre ne dit rien ?
  • II ne vous parle plus.
  • Depuis quand ?

Gabriel fronce les sourcils.

  • Bon, dit Nick, tu n’as qu’a me dire ton prix, Andre.

Je ne bouge pas d’un cil.

  • Je vois. Pourquoi n ’ecris-tu pas combien tu en veux ?

II fait glisser une feuille de papier dans ma direction. Je ne bouge pas.

  • Que dirais-tu de deux cents dollars ?

Silence absolu.

Gabriel dit a Nick qu’il me reparlera du panda plus tard.

  • Ouais, fait Nick, OK. Penses-y, Andre.
  • Ти ne vas jamais me croire, dis-je a Perry, de retour au dortoir. II veut le panda. Cette gamine dans le bus, c’etait la fille de Nick.
  • Ти Et qu’est-ce que tu as repondu ?
  • Je n’ai rien dit.
  • Qu’est-ce que 5a signifie ?
  • Mon voeu de silence. Tu te rappelles. Pour toujours.
  • Andre, tu as mal joue ce coup-la. Non, non, c’est une erreur. II faut que tu rectifies rapidement le tir. Void ce que tu vas faire : tu prends le panda, tu le donnes a Nick, mais tu lui dis que tu ne veux pas de son argent. Ce que tu veux, c’est qu’on te donne ta chance de reussir et de partir d’ici. Tu veux des occasions imprevues, tu veux participer a des toumois, avoir un autre reglement. Tu veux que la nourriture soit meilleure, que tout soit meilleur. Et, surtout, tu ne veux plus aller en classe. C’est l’occasion revee de te liberer. Tu as maintenant un vrai moyen de pression.
  • Je ne рейх pas donner mon panda a ce foutu mec. J’en suis tout simplement incapable. Et Jamie, alors ?
  • On s’occupera de Jamie plus tard. C’est ton avenir qui est en cause. Tu dois donner ce panda a Nick !

Nous continuons de discuter longtemps apres Г extinction des lumieres, echangeant a voix basse des arguments enflammes. Perry finit par me convaincre.

  • Bon, dit-il en baillant, tu vas done le lui donner demain.
  • Non, assez de ces conneries. Je vais immediatement dans son bureau. J’entre avec mon passe-partout et je flanque le panda cul par-dessus tete dans le fauteuil en cuir de Nick.

Le lendemain, avant le petit dejeuner, Gabriel revient me chercher.

  • Au bureau. Tout de suite.

Nick est dans son fauteuil. Le panda est pose dans un coin, penche, regardant dans le vide. Nick regarde d’abord le panda, puis

moi.

  • Tu ne me paries pas, dit-il. Tu te maquilles. Tu portes un jean a un toumoi. Tu m’as fait inviter ton ami Perry a participer a la competition alors qu’il sait a peine jouer. C’est tout juste s’il est capable de macher du chewing-gum et de marcher en meme temps. Et tes cheveux ! Ce n’est meme pas la peine d’en parler. Et maintenant, tu me donnes une chose que je t’ai demandee mais tu entres par effraction dans mon bureau, en pleine nuit, et tu la flanques cul par-dessus tete dans mon putain de fauteuil. Comment diable as- tu fait pour entrer dans mon bureau ? Seigneur, mon gar§on, quel est ton probleme ?
  • Vous voulez savoir quel est mon probleme ?

Meme Nick est choque par le son de ma voix.

Je hurle.

  • C’est vous mon putain de probleme, vous. Et si vous ne l’avez pas encore compris, c’est que vous etes encore plus con que vous n’en avez Pair. Avez-vous la moindre idee de ce que 5a veut dire d’etre ici ? De ce que c’est de vivre a cinq cents kilometres de chez soi, d’etre emprisonne, de se lever a six heures et demie, d’avoir une demi-heure pour avaler ce petit dejeuner degueulasse, de monter dans ce bus pourri pour aller passer quatre heures dans cette ecole minable, de revenir en vitesse, d’avoir une demi-heure pour avaler encore un peu de merde avant de rejoindre le court, et cela tous les jours, tous les jours. Est-ce que vous vous rendez compte ? Le seul moment qu’on ait hate de voir arriver, le seul moment agreable de la semaine, c’est le samedi soir au centre commercial de Bradenton, et vous m’en avez prive. Vous m ’avez тётеretire cela ! C’est l’enfer ici, et j’ai envie d’y foutre le feu !

Nick ouvre de grands yeux, plus ronds que ceux du panda. Pourtant il n’est pas fache, ni triste. II semble presque content, comme si c’etait la le seul langage qu’il comprenne. II me fait penser a A1 Pacino dans Scarf ace, quand une femme lui dit: Avec qui, pourquoi, quand et comment j’baise да te regarde pas, okay ? Et A1 Pacino : Alors да, да у est, tu paries, роирёе !

Je decouvre que Nick aime bien etre traite a la dure.

  • OK, dit-il. Tu marques un point. Dis-moi ce que tu veux.

J’entends la voix de Perry.

  • Je veux quitter Г ecole, dis-je. Je veux prendre des cours par correspondance pour pouvoir travailler mon jeu a plein temps. Je veux que vous m’aidiez vraiment au lieu de m’apprendre toutes ces conneries. Je veux qu’on me donne ma chance, je veux participer a des toumois. Je veux franchir les etapes pour devenir un vrai pro.

Bien sur, tout cela n’est pas ce que je veux vraiment. C’est ce que Perry m’a convaincu de demander et c’est toujours mieux que ce que j’ai. Meme en exprimant ces reclamations, je me sens partage. Mais Nick echange un regard avec Gabriel, Gabriel me regarde et le panda observe toute la scene.

  • Je vais у reflechir, dit Nick.

Quelques heures apres que Perry est reparti pour Vegas, Nick me fait savoir par l’intermediaire de Gabriel que la premiere chance qu’il m’offre est le grand toumoi de La Quinta. II va aussi m’inscrire au prochain satellite de Floride. De plus, je рейх considerer que je ne fais plus partie de la Bradenton Academy dont je suis desormais dispense. II mettra en place un systeme de cours par correspondance des qu’il en trouvera un.

Gabriel sort du bureau avec un petit sourire narquois.

— T’as gagne, mon gars.

Je regarde tous les autres embarquer dans le bus pour Bradenton Academy, et tandis qu’il s’eloigne en cahotant et en crachant sa fumee noire, je reste assis sur un banc, a profiter du soleil. Je me dis : tu as quatorze ans et tu n’iras plus jamais a l’ecole. A partir de maintenant, chaque matin ce sera comme Noel et le premier jour des vacances d’ete reunis. Un sourire s’elargit sur mon visage, le premier depuis des mois. Plus de crayons, plus de livres, fini les regards noirs des professeurs. Tu es libre, Andre. Tu ne seras plus jamais oblige d’apprendre quoi que ce soit.

 

Je mets ma boucle d’oreille et je descends en vitesse jusqu’aux courts en dur. La matinee est a moi, bien a moi, et je la passe a frapper des balles. Frappe plus fort. Je frappe pendant deux heures pour canaliser dans chaque swing ma liberte retrouvee. Je sens la difference. La balle jaillit de ma raquette. Nick vient me voir, il secoue la tete :

  • Je plains ton prochain adversaire, dit-il.

Pendant ce temps, a Vegas, ma mere prend des cours par correspondance a ma place. Sa premiere veritable correspondance est une lettre dans laquelle elle me dit que son fils n’ira peut-etre pas a l’universite, mais qu’elle est bien convaincue qu’il finira son lycee. Je lui reponds en la remerciant de faire mes devoirs et de passer les examens a ma place. Mais quand elle obtiendra des diplomes, ajoutai-je, elle peut aussi bien les garder pour elle.

En mars 1985, je me rends a Los Angeles pour passer quelque temps avec Philly. II vit dans une petite maison qu’on lui a pretee, donne des le§ons de tennis et s’interroge sur son avenir. II m’aide a m’entrainer pour La Quinta, qui est un des toumois les plus importants de l’annee. Sa maison est minuscule, plus petite que notre chambre a Vegas, plus petite que notre Omni de location, mais cela ne nous derange pas, nous sommes enchantes de nous retrouver et pleins d’espoir quant a mes nouveaux projets. Nous avons tout de meme un probleme : l’argent. Nous vivons de pommes de terre a l’eau et de soupe aux lentilles. Trois fois par jour, nous cuisons des pommes de terre et nous faisons rechauffer une boite de soupe. Nous versons la soupe sur les pommes de terre, et voila, le petit dejeuner, le dejeuner ou le diner est pret. Le repas complet nous revient a quatre-vingt-dix-neuf cents et nous fait oublier la faim pendant pres de trois heures.

C’est dur de jouer au tennis avec des rations aussi maigres dans le ventre, et j’ai sans cesse Г impression d’etre sur le point de m’evanouir. Je pleumiche, je supplie, j’essaye de saboter notre budget. Un jour, nous manquons de pommes de terre et devons refaire le plein au supermarche du coin. Je me trouve devant le rayon et mon estomac se revolte. Je ne рейх plus voir une patate en peinture. Je m’eloigne et me promene un peu dans le magasin jusqu’a me retrouver au rayon des surgeles. Mon regard tombe sur un produit particulierement tentant. Des biscuits a la creme Oreo. Je tends la main comme un somnambule. J’attrape un paquet dans le rayon et vais rejoindre mon frere a la caisse rapide. En me glissant derriere lui, je depose discretement les biscuits sur le tapis.

II les regarde puis me regarde.

  • On n’a pas les moyens.
  • Je prendrai 5a a la place des pommes de terre.

II prend le paquet, regarde le prix et siffle doucement.

  • Andre, c’est le prix de dix pommes de terre. On ne peut pas.
  • Je sais. Bordel.

Tandis que je retoume au rayon des surgeles, je me dis : « Je deteste Philly. J’adore Philly. Je deteste les pommes de terre. »

Etourdi par la faim, je bats Broderick Dyke au premier tour de La Quinta, 6-4, 6-4. Au deuxieme tour, je bats Bill Baxter, 6-2, 6-1. Au troisieme, je bats Russel Simpson, 6-3, 6-3. Puis je gagne mon premier match dans la serie principale contre John Austin, 6- 4, 6-1. En retard d’un break dans le premier set, je suis revenu en force. Je n’ai que quinze ans et je bats des joueurs adultes. Alors que je suis a moitie evanoui, je me fraye mon chemin dans le classement. Partout ou je passe, des gens me montrent du doigt en murmurant: C’est lui. C’est le gamin dont je vousparlais, le prodige. Peu importe ce que veut dire ce mot, c’est le plus joli que j’aie jamais entendu a mon sujet.

Pour ceux qui atteignent le deuxieme tour de La Quinta, la prime est de deux mille six cents dollars. Comme je suis amateur, je n’y ai pas droit, mais Philly apprend que les organisateurs du toumoi remboursent les frais des joueurs. Assis dans notre guimbarde, nous dressons une liste detaillee de nos depenses imaginaires, comprenant un pretendu vol en premiere classe depuis Vegas, la chambre dans un pretendu hotel cinq etoiles, de plantureux repas au restaurant, tout aussi imaginaires. Nous nous crayons malins parce que notre note de frais s’eleve a deux mille six cents dollars, tres exactement.

Si Philly et moi avons le culot de reclamer une telle somme, c’est parce que nous venons de Vegas. Nous avons passe notre enfance au casino. Nous nous prenons pour des bluffeurs-nes, des parieurs qui jouent gras. Apres tout, nous avons ete inities aux jeux d’argent avant de savoir aller sur le pot. II n’y a pas tres longtemps, nous nous promenions au Caesars Palace et nous sommes passes, Philly et moi, devant une machine a sous au moment ou elle jouait cette vieille rengaine du temps de la Depression, On baigne dans Г argent. Nous la connaissions par Papa et у avons vu un signe. II ne nous est pas venu а Г idee que la machine jouait cet air a longueur de joumee. Nous avons pris place a la table de black-jack la plus proche, et nous avons gagne. A present, avec le meme aplomb naif, je vais porter notre note de frais au bureau du directeur du toumoi, Charlie Pasarell, pendant que Philly m’ attend dans la voiture.

Charlie est un ancien joueur. En 1969, il a joue en simple messieurs contre Pancho Gonzalez, la plus longue partie jamais jouee

 

a Wimbledon. Pancho est maintenant mon beau-frere, puisqu’il a recemment epouse Rita. Encore un signe qui prouve que Philly et moi nageons dans l’argent. Mais le signe le plus probant de tous, c’est qu’un des plus vieux amis de Charlie n’est autre qu’Alan King, celui qui avait organise le toumoi de Vegas au cours duquel j’avais vu Cesar et Cleopatre et la brouette pleine de dollars d’argent. Ce toumoi ou j’avais travaille comme ramasseur de balles avec Wendi, mes premiers pas sur un court de tennis professionnel dans un role officiel. Des signes, partout des signes. Je pose la note sur le bureau de Charlie et recule d’un pas.

  • Houla, fait Charlie en decouvrant la note. Voila qui est tres interessant.
  • Pardon ?
  • Les notes de frais sont rarement aussi precises.

Je me sens rougir.

  • Tes depenses, Andre, se montent exactement a la somme que tu aurais du toucher si tu etais professionnel.

Charlie m’observe par-dessus ses lunettes. Je sens mon coeur se ratatiner a la taille d’une lentille. J’envisage de me sauver en courant. Je nous imagine, Philly et moi, passant le reste de notre vie dans notre petite baraque. Mais Charlie esquisse un sourire, plonge la main dans un petit coffre et en sort une liasse de billets.

  • En voila deux mille, mon gars. Et ne viens pas m’embeter pour les six cents qui manquent.
  • Merci, monsieur. Merci beaucoup.

Je sors en courant et m’engouffre dans la voiture. Philly demarre en trombe, comme si on venait de braquer la First Rank de La Quinta. Je compte mille dollars et les tend a mon frere.

  • Та part du magot.
  • Pourquoi ? Non, Andre ! Tu les as durement gagnes, frerot.
  • Tu plaisantes ? Nous les avons gagnes. Philly, je n’aurais pas pu у arriver sans toi ! Impossible ! On est dans le coup tous les deux, mec.

Tout au fond de nous, nous repensons tous les deux a ce jour ou j’ai trouve trois cents dollars sur ma table de nuit en me reveillant. Nous revoyons aussi ces nuits ou, assis sur le court numero 1 et le court numero 2 de notre chambre, nous partagions tout. II se penche vers moi tout en conduisant et me serre l’epaule. Puis nous discutons de ce que nous allons manger pour le diner. Nous salivons deja en nous lancant a la figure des noms de restaurants. Pour finir, nous tombons d’accord : puisque c’est une occasion particuliere, une de celles qui se presentent une seule fois dans toute une vie, il nous faut quelque chose qui sorte vraiment de Г ordinaire.

Sizzler.

  • Je me regale deja d’un bon filet de boeuf, dit Philly. Je ne vais meme pas m’embarrasser d’une assiette, je vais manger a meme le buffet.

Ils ont aussi un buffet d’entrees a volonte.

  • Ils vont regretter d’avoir eu cette idee-la !
  • Tu Г as dit, frerot.

Nous devorons tout le Sizzler de La Quinta, sans laisser la moindre graine ou le moindre crouton dans notre sillage, puis nous restons assis a contempler tout Г argent qui nous reste. Nous alignons les billets, nous les mettons en piles, nous les caressons. Nous parlons de notre nouveau pote, Benjamin Franklin. Nous sommes tellement ivres de calories que nous sortons le fer a repasser et que nous le faisons glisser legerement sur chaque billet pour effacer doucement les rides sur le visage de Ben.

 

Je continue a vivre et a m’entrainer a la Bollettieri Academy. Nick est mon entraineur et parfois mon compagnon de voyage, meme s’il se considere plutot comme un coach. Notre accord de paix quelque peu force a evolue vers une relation de travail etonnamment harmonieuse. Nick respecte la maniere dont je me suis re volte contre lui, et moi je le respecte parce qu’il tient parole. Nous travaillons dur dans le meme but, conquerir le monde du tennis. Je n’attends pas grand-chose de Nick pour me faire des relations. Ce que j’ attends de lui, c’est sa cooperation, pas des informations. De son cote, il attend de moi des victoires qui lui vaudront des gros titres dans les joumaux, ce qui contribuera а Г image de son academie. Je ne lui paie aucun salaire parce que j’en suis incapable, mais il est entendu que lorsque je deviendrai professionnel je lui donnerai un pourcentage de ce que je gagnerai. Et il trouve cela tres genereux.

Au debut du printemps 1986, je parcours toute la Floride en participant a une serie de toumois satellites. Kissimmee, Miami, Sarasota, Tampa. J’ai travaille dur pendant une annee, en me concentrant exclusivement sur le tennis. Je joue bien et j’atteins le cinquieme toumoi de la serie, les Masters. J’arrive en finale et meme si je perds, j’ai le droit de toucher un cheque de onze cents dollars.

Je voudrais bien Г accepter. Je meurs d’envie de Г accepter. Philly et moi aurions bien besoin de cet argent. Mais si j’accepte ce cheque, je deviens joueur de tennis professionnel, pour toujours, sans possibilite de faire marche arriere.

Je telephone a mon pere a Vegas pour lui demander ce que je dois faire.

  • Mais bon Dieu, qu’est-ce que tu racontes, dit mon pere. Prends done l’argent.
  • Si je l’accepte je ne рейх plus reculer. Je deviens professionnel.
  • Et alors ?
  • Si j’encaisse ce cheque, Papa, c’est fini.

Il fait comme si la ligne etait mauvaise.

  • Tu as deserte l’ecole. Tu as une instruction rudimentaire. Qu’est-ce qu’il te reste comme choix ? Qu’est-ce que tu pourrais bien faire d’autre ? Devenir medecin ?

Je sais tout cela, mais je n’aime pas sa facon de le dire.

J’annonce au directeur du toumoi que j’accepte Г argent. Au moment ou les mots franchissent mes levres, j’ai Г impression que des pans entiers d’avenirs possibles s’ecroulent. Mais je ne sais rien de ces possibilites et surtout, je n’en saurai jamais rien. L’homme me tend un cheque. Tandis que je sors de son bureau, j’ai le sentiment d’entamer un tres long chemin qui semble me conduire vers une foret obscure et pleine de menaces.

29 avril 1986. C’est mon seizieme anniversaire.

Je passe toute la joumee a tenter vainement de comprendre ce qui m’ arrive. Je me dis : Te voila joueur professionnel a present. C’est ce que tu es. C’est qui tu es. J’ai beau me le repeter sans cesse, cela ne sonne pas juste.

Ce qui est indiscutablement positif dans ma decision de devenir professionnel, c’est que mon pere demande a Philly de m’accompagner a plein temps, de m’ aider pour les problemes d’intendance, les innombrables details que necessite une carriere, de la location de voiture aux reservations de chambres d’hotel en passant par le cordage des raquettes.

  • Tu as besoin de lui, me dit mon pere.

Mais nous savons bien, tous les trois, que Philly et moi avons besoin l’un de Г autre.

Le lendemain, Philly re£oit un appel de l’entreprise Nike. Ils veulent me rencontrer a propos d’un accord de sponsoring. Philly et moi retrouvons le gars de Nike a Newport Beach, dans un restaurant, le Pelican rouille. Il s’appelle Ian Hamilton.

Je l’appelle « monsieur Hamilton », mais il me demande de l’appeler Ian. Il sourit d’une facon qui me donne immediatement confiance en lui. Mais Philly demeure mefiant.

  • Les gars, dit Ian, je pense qu’Andre est promis a un tres bel avenir.
  • J’aimerais que Nike soit associe a cet avenir, qu’il en soit un partenaire.
  • J’aimerais vous proposer un contrat de deux ans.
  • Pendant ce temps, Nike vous foumira tout l’equipement et vous paiera vingt mille dollars.
  • Pour les deux ans ?
  • Non, chaque annee.

Philly intervient aussitot. Et qu’est-ce qu’Andre devra faire en echange de cet argent ?

Ian semble trouble.

 

  • Eh bien, Andre devra faire tout ce qu’il fait deja, mon gars. II devra continuer a etre Andre. Et gagner.

Ce Ian me plait de plus en plus.

Philly et moi nous nous regardons, deux petits gars de Vegas qui se croient encore capables de bluffer. Mais nos ruses de joueurs de poker ont disparu depuis longtemps. Nous les avons oubliees chez Sizzler. Nous n’arrivons pas a croire a ce qui nous arrive, et encore moins a dissimuler notre surprise. Du moins Philly a-t-il la presence d’esprit de demander a Ian de nous excuser un moment. Nous avons besoin de quelques instants pour discuter entre nous de sa proposition.

Nous filons dans un coin recule du Pelican rouille et telephonons a mon pere.

  • Pops, dis-je a voix basse, Philly et moi on est avec le gars de chez Nike, et il me propose vingt mille dollars. Qu’est-ce que tu en penses ?
  • Demande davantage.
  • Vraiment ?
  • Plus d’argent! Plus d’argent!

II raccroche. Philly et moi preparons notre numero. Je joue mon propre role, et lui joue Ian. Les types qui nous voient sur le chemin des toilettes s’imaginent qu’on repete un sketch satirique. Nous finissons par regagner prudemment notre table. Philly annonce la contre-proposition. Davantage d’argent. Le gars a Pair serieux. Je ne рейх m’empecher de remarquer qu’il a le meme air que mon pere.

  • OK, dit-il. On doit pouvoir arranger cela. Je рейх aller jusqu’a vingt-cinq mille dollars pour la deuxieme annee. Marche conclu.

Nous lui serrons la main. Puis nous sortons tous du Pelican rouille. Nous attendons que la voiture de Ian se soit eloignee pour bondir en chantant On nage dans lefric !

  • Ти у crois, toi, a ce qui vient d’arriver ?
  • Non, repond Philly. Franchement ? Non, je n’y arrive pas.
  • Je рейх conduire jusqu’a LA ?
  • Non, tu as les mains qui tremblent. Tu vas nous envoyer dans le decor et on ne peut pas se le permettre. Tu vaux vingt mille dollars maintenant, frangin !
  • Et vingt-cinq mille l’an prochain.

Pendant tout le trajet du retour jusque chez Philly, notre premiere preoccupation est de savoir quelle voiture pas trap chere mais sympa on va acheter. L’essentiel est d’en trouver une dont le pot d’echappement ne crache pas des nuages noirs. S’arreter devant Sizzler au volant d’une voiture qui ne fume pas, voila qui serait le comble du luxe.

Updated: 29 августа, 2022 — 10:47

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