J’ouvre les yeux et je ne sais plus ou je me trouve, ni qui je suis. Rien d’exceptionnel a cela, j’ai passe la moitie de ma vie dans l’ignorance. Pourtant, cette fois l’impression est differente. La sensation de trouble est plus angoissante. Plus totale.

Je leve les yeux. Je suis etendu par terre a cote du lit. A present je me souviens. J’ai quitte le lit pour m’allonger sur le sol au milieu de la nuit. Je le fais presque toujours. C’est meilleur pour mon dos. Dormir trop longtemps sur un matelas moelleux me cause des douleurs insupportables. Je compte jusqu’a trois et entreprends la manmuvre longue et difficile qui consiste a me mettre debout. Je tousse, je grogne, je me roule sur le cote puis me recroqueville en position fatale. Je bascule enfin pour m’allonger a plat ventre. Maintenant, j’attends patiemment que mon sang se remette a circuler.

Je suis un homme relativement jeune, si l’on peut dire. J’ai trente-six ans. Mais quand je m’eveille, j’ai l’impression d’en avoir quatre-vingt-seize. Apres trente annees passees a courir, a s’arreter brutalement, a sauter tres haut et a retomber durement au sol, mon corps n’est plus ce qu’il etait, surtout le matin. Et mon esprit s’en ressent. Quand j’ouvre les yeux, je me sens etranger a moi-meme et, encore une fois, si la sensation n’est pas nouvelle, elle est plus vive le matin. Je passe rapidement sur les elements de base. Je m’appelle Andre Agassi. Ma femme s’appelle Stefanie Graf. Nous avons deux enfants, un gar§on et une fille, ages de cinq et trois ans. Nous habitons Las Vegas, dans le Nevada, mais nous occupons actuellement une suite de l’hotel Four Seasons a New York, parce que je participe a l’US Open 2006. Mon dernier US Open. En fait, c’est mon tout dernier tournoi. Je suis joueur de tennis professionnel bien que je deteste le tennis, que je lui voue une haine obscure et secrete, et ce depuis toujours. Tandis que ce dernier trait de mon caractere complete le tableau, je me mets a genoux d’un mouvement glissant et j’attends.

Je murmure dans un souffle :

  • Que tout cela finisse.

Puis :

  • Je ne suis pas pret a ce que tout cela finisse.

A present, j’entends dans la piece a cote Stefanie et les enfants. Ils prennent le petit dejeuner au milieu des bavardages et des rires. Le desir de les voir et de les toucher me submerge. Ajoute a une forte envie de cafeine, il me donne l’elan dont j’ai besoin pour me relever, pour adopter la station debout en me servant du lit comme appui. C’est toujours la meme chose, la haine me fait tomber a genoux, l’amour me remet sur pied.

Je jette un coup dfail au reveil : sept heures et demie. Stefanie m’a laisse dormir. Ces derniers jours m’ont terriblement fatigue. En plus de la tension physique, le flot d’emotions liberees par ma retraite toute proche me donne l’air abattu. Et a present, surgie du crnur de cette fatigue, survient la premiere vague de douleur. Je me tiens le dos. Mon dos est bloque. J’ai l’impression que quelqu’un s’est glisse en douce jusqu’a moi pendant la nuit et m’a attache a la colonne vertebrale une de ces barres antivol qu’on fixe sur le volant. Comment pourrai-je jouer l’US Open avec le dos cadenasse ? Vais-je devoir declarer forfait pour le dernier match de ma carriere ?

Je souffre depuis ma naissance de spondylolisthesis, ce qui signifie que ma derniere vertebre est separee des autres, qu’elle est placee a l’ecart, rebelle. C’est ce qui explique que je marche avec les pieds tournes vers l’interieur. Cette vertebre mal alignee reduit la place dont disposent les nerfs qui partent de ma moelle epiniere. Au plus leger mouvement, ils se sentent completement compresses. Entre les deux disques herniaires et un os qui ne cesse de se developper dans un effort derisoire pour proteger toute cette zone sensible, mes nerfs se sentent atteints de claustrophobie. Quand ils protestent parce qu’ils sont coinces dans un espace aussi reduit, quand ils envoient des signaux de detresse, une telle douleur me parcourt la jambe que j’en perds le souffle. J’ai envie de hurler. Dans ces moments-la, le seul remede pour me soulager est de m’allonger et d’attendre. Mais il arrive que l’elancement se produise au beau milieu d’un match. La seule solution est alors de changer mon jeu, de lancer la balle differemment, de courir differemment, de tout faire d’une maniere differente. C’est alors que mes muscles sont pris de spasmes. Tout le monde deteste le changement, les muscles ne le supportent pas. Quand on leur demande de changer, ils se joignent a la rebellion de ma moelle epiniere et c’est bientot mon corps tout entier qui est en guerre contre lui-meme.

Gil, mon entraineur, mon ami, mon sauveur, mon pere de substitution, explique ainsi le phenomene :

  • Ton corps te dit qu’il ne veut plus faire ce que tu lui demandes.

Je lui reponds que c’est ce que mon corps dit depuis longtemps, depuis presque aussi longtemps que moi.

Mais depuis le mois de janvier, mon corps s’est mis a hurler. Mon corps ne veut pas que je prenne ma retraite, en fait il l’a deja prise. Mon corps s’est retire en Floride, il a achete un appartement et des chaussures blanches. J’en suis donc a negocier avec mon corps, lui demandant de sortir de sa retraite pour quelques heures par-ci, quelques heures par-la. La negotiation tourne largement autour du coup de fouet, une injection de cortisone qui calme momentanement la douleur. Mais avant que le coup de fouet fasse effet, il provoque lui aussi ses propres souffrances.

J’ai re§u une de ces piqures il y a quelques jours, je serai donc capable de jouer ce soir. C’etait la troisieme injection cette annee, la treizieme de ma carriere et de loin la plus inquietante. Pour commencer, le medecin qui n’etait pas mon medecin habituel m’a demande de me mettre en position. Je me suis allonge sur sa table et son infirmiere a baisse mon cale£on. Le medecin m’a explique qu’il devait introduire son aiguille de sept pouces de long le plus pres possible des nerfs enflammes. Mais il ne pouvait pas la faire penetrer directement a cause de mes hernies discales et de la saillie osseuse qui bloquaient le passage. Ses tentatives pour les contourner et debloquer mon cadenas antivol m’ont fait bondir au plafond. Il a d’abord introduit l’aiguille, ensuite il a positionne au- dessus de mon dos un gros appareil de radiographie pour observer a quelle distance du nerf se trouvait l’aiguille. Il fallait que l’aiguille deverse son liquide presque contre le nerf, m’a-t-il explique, mais sans le toucher. S’il egratignait le nerf, meme s’il ne faisait que l’effleurer, la douleur serait insupportable et m’empecherait de participer au tournoi. Il s’est donc applique a enfoncer et a ressortir l’aiguille un peu partout, jusqu’a ce que j’aie les yeux pleins de larmes.

Il a fini par trouver le bon endroit, l’mil du taureau, comme il dit.

La cortisone s’est repandue. La sensation de brulure m’a oblige a me mordre les levres. Puis est venue la sensation de pression. Je me suis senti infuse, embaume. Le minuscule espace dans mon dos ou sont abrites les nerfs m’a donne l’impression d’etre comprime, sous vide. La pression s’est accrue au point que j’ai eu l’impression que mon dos allait eclater.

  • La pression, c’est ce qui fait tout fonctionner dans la vie, a declare le medecin.
  • Voila de quoi mediter, Doc.

La douleur s’est bientot transformee en une sensation etrange, presque agreable, parce que c’est la sorte de douleur dont on sait qu’elle precede le soulagement. Mais, a bien y reflechir, c’est peut-etre le cas de toutes les douleurs.

Ma famille fait de plus en plus de bruit. Je boitille jusqu’a la salle de sejour de notre suite. Mon fils Jaden et ma fille Jaz s’ecrient en me voyant : « Papa ! Papa ! » Ils bondissent autour de moi et veulent me sauter dans les bras. Je m’immobilise et serre les bras autour de mon torse dans la position d’un mime qui imiterait un arbre en hiver. Ils s’arretent dans leur elan au moment de sauter parce qu’ils savent que Papa est fragile ces jours-ci. Papa risque de se briser en morceaux s’ils le bousculent trop fort. Je leur caresse le visage et les embrasse sur la joue avant de m’attabler avec eux devant le petit dejeuner.

Jaden me demande si c’est aujourd’hui le grand jour.

  • Tu vas jouer ?
  • Et apres, tu prends ta retraite ?

C’est un nouveau mot que lui et sa petite srnur viennent d’apprendre. La retraite. Quand ils le prononcent ils font toujours trainer la derniere syllabe. Pour eux la retraite est une sorte d’etat permanent, qui ne cesse d’exister au present. Peut-etre savent-ils quelque chose que j’ignore.

  • Pas si je gagne, fiston. Si je gagne ce soir, je continue de jouer.
  • Mais si tu perds, on pourra avoir un chien ?

Pour les enfants, la retraite est synonyme d’animal domestique. Nous leur avons promis, Stefanie et moi, que lorsque je cesserai l’entrainement et que nous ne courrons plus a travers le monde, on achetera un chien. On pourrait peut-etre l’appeler Cortisone.

  • Oui, bonhomme, si je perds on achete un chien.

Il sourit. Il espere bien que Papa va perdre. Il souhaite que Papa connaisse la pire des deceptions. Il ne comprend pas, et comment pourrais-je le lui expliquer, la souffrance de la defaite, la souffrance du jeu. J’ai mis moi-meme pres de trente ans pour en prendre conscience, pour dissoudre les caillots de mon propre psychisme, pour dechiffrer le code de mes contradictions.

Je demande a Jaden ce qu’il a prevu de faire aujourd’hui.

Il va voir les os.

J’interroge Stefanie du regard. Elle me rappelle qu’elle les emmene au Museum d’histoire naturelle, voir les dinosaures. Je pense a mes vertebres de travers. J’imagine mon squelette expose au musee au milieu de tous les autres dinosaures. Tennisaurus Rex.

Jaz interrompt le cours de ma reverie. Elle me tend son muffin. Avant de le manger, elle veut que j’en retire toutes les myrtilles. C’est notre rituel matinal. Chaque myrtille doit etre extraite de maniere chirurgicale, ce qui exige precision et concentration. On enfonce le couteau, on opere un mouvement circulaire et on retire la myrtille sans la toucher. Je me concentre sur son muffin et c’est un soulagement de penser a autre chose qu’au tennis. Mais en lui tendant son muffin, je ne peux pas ne pas remarquer qu’il ressemble a une balle de tennis et je sens les muscles de mon dos se tendre d’apprehension. Le moment approche.

Le petit dejeuner acheve, apres que Stefanie et les enfants m’ont embrasse avant de filer au musee, je reste tranquillement assis a table et je laisse mon regard errer dans l’appartement. Il ressemble a toutes les suites que j’ai deja habitees mais a un degre superieur. Propre, chic, confortable. On est au Four Seasons, tout est donc beau, mais ce n’est qu’un exemple de plus de ce que je ne peux pas appeler une maison. Ce no man’s land ou nous vivons, nous les athletes. Je ferme les yeux et m’efforce de penser a ce soir, mais mon esprit me ramene en arriere. Il a tendance ces jours-ci a se retoumer naturellement vers le passe. Si je le laisse faire, il revient spontanement a mes debuts, sans doute parce que je suis si proche de la fin. Mais je ne peux pas le laisser faire. Pas encore. Je ne peux me permettre la moindre evocation du passe. Je me leve, contourne la table pour tester mon equilibre. Quand je me sens bien dans mon assiette, je me dirige avec precaution vers la douche.

Je grogne et je crie sous le jet d’eau chaude. Je me penche doucement pour toucher mes cuisses. Je me sens revivre. Mes muscles s’assouplissent. Ma peau exulte. Mes pores se debouchent. Du sang chaud s’elance dans mes veines. J’ai l’espoir que quelque chose commence a s’eveiller en moi. Pour l’instant je n’ose aucun mouvement brusque ou exagere. Je ne veux rien faire qui puisse effrayer mon dos. Je laisse ma colonne vertebrale dormir tranquille.

Debout devant le miroir de la salle de bains, j’observe mon visage tout en m’essuyant. Des yeux rouges, une barbe grise, un visage qui est bien different de celui que j’avais a mes debuts. Mais qui n’est plus le meme non plus que celui que j’ai pu voir dans ce meme miroir il y a un an. Qui que je sois, je ne suis plus le gamin qui a entrepris cette odyssee. Je ne suis meme plus l’homme qui a annonce il y a trois mois qu’il allait mettre un terme a sa carriere. Je suis comme une raquette de tennis dont on a change quatre fois le manche et sept fois les cordes. Est-il correct, est-il legitime d’affirmer qu’il s’agit de la meme raquette ? Quelque part dans ces yeux, j’aper§ois encore le gamin qui ne voulait pas au debut jouer au tennis, le gamin qui avait envie d’abandonner, le gamin qui, de fait, abandonna souvent. Je revois le gamin qui detestait le tennis, et je me demande quelle image ce gar§on aux cheveux blonds doit se faire de cet homme chauve qui deteste toujours le tennis et continue cependant de le pratiquer. Est-il choque, amuse, fier ? La question me laisse sans forces, somnolent — et il n’est que midi.

Faites que tout cela finisse.

Je ne suis pas pret a ce que tout cela finisse.

La derniere ligne droite a la fin d’une carriere n’est pas tres differente de la derniere ligne droite a la fin d’une partie. L’objectif est d’arriver en vue de cette derniere ligne droite car elle libere une sorte de force magnetique. Quand on est proche de cette ligne, on sent cette force qui nous souleve et qu’on peut mettre a profit. Mais juste au moment d’atteindre cette ressource, ou juste apres, on sent une autre force, tout aussi puissante, qui nous repousse. C’est inexplicable, d’ordre mystique, ces forces jumelles, pourtant, elles existent bel et bien. J’en sais quelque chose puisque j’ai passe la plus grande partie de ma vie a rechercher l’une et a combattre l’autre. Il m’est arrive parfois de rester bloque, en suspens, ballotte entre ces deux forces comme une balle de tennis.

Je pense qu’il va me falloir une discipline de fer pour resister aux eventuels acces de decouragement que je pourrais avoir aujourd’hui. Le mal de dos, les coups rates, le mauvais temps, le degout de soi. Cette pensee qui me revient a l’esprit est un souci supplementaire mais aussi une occasion de mediter. S’il y a une chose que j’ai apprise en vingt-neuf ans de pratique du tennis, c’est que la vie ne cesse de vous jeter dans les jambes toutes sortes d’obstacles et que votre boulot est de les eviter. Si vous les laissez vous arreter ou vous distraire, vous ne faites pas correctement votre travail. Et faillir a votre tache vous causera des regrets qui vous paralyseront plus surement qu’un mal de dos.

Je suis allonge sur le lit et je lis, un verre d’eau pose a cote de moi. Quand mes yeux fatiguent, j’allume la television. Reportage sur le tournoi. Ce soir. Deuxieme tour de I’US Open ! Va-t-on assister aux adieux d’Agassi ? Mon visage apparait brusquement a l’ecran. Il est different de celui que me renvoie mon miroir. Mon visage de joueur. J’etudie cet autre visage, ce nouveau reflet de moi-meme, dans le miroir fausse que constitue la television et mon anxiete monte d’un cran ou deux. S’agissait-il du dernier reportage ? Je ne peux echapper a l’impression que je suis sur le point de mourir.

Ce n’est pas par hasard, je pense, que le tennis emploie le meme vocabulaire que la vie. Avantage, service, faute, break, love, les elements de base du tennis sont les memes que ceux de la vie courante parce que chaque match est le resume d’une existence en miniature. La structure meme du tennis, la fa§on dont ses differents elements s’imbriquent les uns dans les autres a la maniere des poupees russes, reproduit fidelement l’organisation de nos vies. Les points deviennent des jeux qui deviennent des sets qui deviennent des tournois, et le tout est si intimement lie que chaque point peut devenir le point decisif. Cela me fait penser aux secondes qui se transforment en minutes puis en heures, et chaque heure peut etre notre meilleur moment, ou le pire. A nous de choisir.

Mais si le tennis est semblable a la vie, alors ce qui vient apres doit etre le vide insondable. Une pensee qui me fait grimacer.

Stefanie deboule dans la piece avec les enfants. Ils s’assoient sur le lit et mon fils me demande comment je me sens.

— Bien, bien. Comment etaient les os ?

Stefanie leur donne des sandwichs et du jus de fruits et les remmene avec elle. Ils ont rendez-vous, me dit-elle, pour aller jouer.

N’est-ce pas notre cas a tous ?

A present je peux faire un petit somme. A trente-six ans, le seul moyen qui me permette de jouer en fin de journee un match qui peut se prolonger jusqu’a minuit passe est de faire une petite sieste a l’avance. Aussi, maintenant que je me connais a peu pres, je veux fermer les yeux et oublier tout cela. Quand je les rouvre, une heure s’est ecoulee. Il est temps d’y aller, dis-je a haute voix. Plus question de se defiler ; je retourne sous la douche mais cette douche-ci est differente de celle du matin. La douche de l’apres-midi est toujours plus longue, elle dure tres exactement vingt-deux minutes et n’est pas destinee a se reveiller ou a se laver. La douche de l’apres-midi me sert a m’encourager, a me reprendre en main.

Le tennis est le sport dans lequel on se parle a soi-meme. Aucun sportif ne parle tout seul autant que les joueurs de tennis. Si les lanceurs au base-ball, les golfeurs, les gardiens de but bien sur se parlent a eux-memes a voix basse, non seulement les joueurs de tennis parlent tout seuls, mais ils se repondent. Dans la chaleur d’un match, ils ont l’air de fous dans un jardin public : ils declament, jurent et menent de graves discussions politiques avec leur alter ego. Pourquoi ? Parce que le tennis est un sport tellement solitaire. Il n’y a que les boxeurs pour comprendre la solitude des joueurs de tennis, et encore les boxeurs ont-ils leurs soigneurs et leurs managers. Meme l’adversaire constitue pour le boxeur une sorte de compagnon, quelqu’un qu’il peut empoigner et contre qui il peut grogner. Au tennis, on se tient face a l’adversaire, on echange des coups avec lui mais on ne le touche jamais, on ne lui parle jamais, ni a lui ni a personne d’autre. Le reglement interdit meme a un joueur de tennis de parler a son coach pendant qu’il est sur le court.

Certains comparent notre solitude a celle d’un coureur de fond, mais je trouve cela ridicule. Le coureur de fond peut eprouver la presence et meme sentir l’odeur de ses adversaires. Ils ne sont qu’a quelques centimetres de distance. Au tennis, on est sur une ile. De tous les sports que pratiquent les hommes et les femmes, le tennis est ce qui se rapproche le plus de la reclusion solitaire, ce qui entraine inevitablement l’habitude de se parler a soi-meme. Pour moi, cette manie commence en ce moment meme, pendant la douche de l’apres-midi. C’est le moment ou je me mets a me dire des choses bizarres et a me les repeter jusqu’a ce que je finisse par y croire. Comme par exemple qu’un quasi-invalide peut participer a l’US Open, qu’un homme de trente-six ans peut battre un adversaire qui arrive pour la premiere fois dans le tournoi. J’ai gagne 869 matchs au cours de ma carriere, suis classe cinquieme des meilleurs joueurs de l’histoire, et j’ai remporte beaucoup de ces matchs pendant ma douche de l’apres-midi.

Tandis que le bruit de l’eau gronde a mes oreilles, ce qui ressemble assez a la clameur de vingt mille supporters, je repense a certaines victoires en particulier. Pas celles que retiendront mes fans, mais des victoires dont le souvenir me reveille encore la nuit. Contre Squillari a Paris, Pete en Australie, Blake a New York. J’en savoure les details et puis je pense a certaines defaites. Je hoche la tete en evoquant les deceptions. Je me dis que ce soir je vais passer un examen auquel je me prepare depuis vingt-neuf ans. Quoi qu’il puisse arriver aujourd’hui, j’en ai deja fait l’experience au moins une fois par le passe. Si c’est une epreuve physique et une epreuve mentale, en tout cas ce n’est pas nouveau.

Faites que tout cela se termine.

Je ne suis pas pret a ce que tout cela se termine.

Je me mets a pleurer. Je m’appuie contre la cloison de la douche et je me laisse aller.

Je me donne des instructions tres strictes tout en me rasant : Occupe-toi de chaque point l’un apres l’autre. Oblige ton adversaire a se demener a chaque coup. Quoi qu’il arrive garde la tete haute. Et par pitie profites-en, ou du moins essaie de profiter de certains moments du match, meme de la douleur, meme de l’echec si c’est la ce qui t’attend.

Je pense a mon adversaire, Marcos Baghdatis, et je me demande ce qu’il est en train de faire en ce moment. C’est la premiere fois qu’il participe a ce tournoi, mais ce n’est pas le debutant classique. Il est classe numero 8 mondial. C’est un Grec grand et costaud, originaire de Chypre, a mi-parcours d’une annee ou il enchaine les succes. Il a atteint la finale de l’Open d’Australie et les demi-finales de Wimbledon. Je le connais tres bien. Durant l’US Open de l’an dernier, j’ai joue un match d’entrainement avec lui. En regle generale je ne m’entraine jamais avec d’autres joueurs pendant un grand tournoi, mais Baghdatis me l’avait demande avec une gentillesse desarmante. Une chaine de television chypriote realisait un reportage sur lui, et Baghdatis m’avait demande si 5a ne me derangeait pas qu’ils nous filment a l’entrainement. D’accord, avais-je repondu, pourquoi pas ? Je remportai le set 6-2 et il etait tout sourire. J’avais compris que c’etait le genre de type qui sourit quand il est content ou mal a l’aise, sans qu’on puisse savoir ce qu’il eprouve vraiment. Il me faisait penser a quelqu’un, mais je ne me rappelais plus qui.

J’avais fait remarquer a Baghdatis que son jeu ressemblait un peu au mien et il m’avait repondu que ce n’etait pas un hasard. Il avait grandi dans une chambre ornee de photos de moi et avait calque son jeu sur le mien. En d’autres termes, je vais affronter mon propre reflet ce soir. Il va jouer depuis le fond du court, rattrapera la balle tres tot, la renverra sur les cotes, exactement comme moi. C’est un match qu’il va falloir disputer pied a pied, ou chacun tentera d’imposer sa volonte en esperant saisir l’occasion d’envoyer un revers au ras du filet. Il n’a pas un service tres puissant, moi non plus, ce qui veut dire des coups tres longs, beaucoup de deplacements, une grande depense de temps et d’energie. Je rassemble mes forces en prevision de la tension et de la tactique pour un tennis d’usure, la forme de sport la plus brutale.

Evidemment, la grande difference entre Baghdatis et moi est physique. Nous avons des corps differents. Il a le physique que j’avais autrefois. Il est souple, rapide et vif. Je vais devoir battre une version jeune de mon propre double si je veux que le modele ancien reste dans le circuit. Je ferme les yeux et dis : « Controle ce que tu peux controler. »

Je le repete a voix haute. De le dire tout haut me donne du courage.

Je coupe la douche et reste la, frissonnant. Comme il est facile de se sentir fort sous un jet d’eau chaude. Mais je me dis que se sentir brave sous la douche, ce n’est pas le vrai courage. Ce que l’on ressent en fin de compte ne sert a rien, ce sont les actes qui font de vous un homme courageux.

Stefanie et les enfants viennent de rentrer. C’est l’heure de l’Eau de Gil.

Je transpire enormement, plus que la plupart des joueurs, et je dois done commencer a m’hydrater plusieurs heures avant un match. J’avale des litres d’un elixir magique invente a mon intention par Gil, mon entraineur depuis dix-sept ans. L’Eau de Gil est un melange de glucides, d’electrolytes, de sel, de vitamines et de quelques autres ingredients dont Gil garde jalousement le secret. Il a mis vingt ans a perfectionner sa recette. Il commence generalement a me gaver de son Eau de Gil la veille d’un match et continue a m’en faire ingurgiter jusqu’au moment de jouer. Je continue a en siroter pendant le deroulement du match. Selon les stades, j’en avale des formules differentes et chacune a sa couleur. La rose c’est pour l’energie, la rouge pour la recuperation et la brune pour refaire le plein.

Les enfants adorent m’aider a preparer l’Eau de Gil. Ils se disputent pour savoir qui va sortir les poudres, qui va tenir l’entonnoir, qui va verser la preparation dans des bouteilles d’eau en plastique. De toute fa§on, c’est moi et moi seul qui peux les ranger dans mon sac, avec mes vetements, mes serviettes, mes livres, mes visieres et mes bracelets en eponge (mes raquettes, comme toujours, suivent plus tard). Il n’y a que moi qui touche mon sac de sport, et quand il est enfin pret, il reste pose pres de la porte comme le materiel d’un assassin, le signe que la journee s’est dangereusement rapprochee de l’heure fatidique.

A cinq heures, Gil telephone depuis la reception.

Il dit :

— Tu es pret, il est temps de descendre. C’est parti, Andre, c’est parti.

Aujourd’hui tout le monde le dit, c’est parti. Mais Gil le fait depuis des annees et personne ne peut le dire comme lui. Quand Gil dit c’est parti, je sens que mes fusees de decollage crachent le feu et que l’adrenaline jaillit de mes glandes a pleins geysers. Je me sens capable de soulever une voiture a bout de bras.

Stefanie amene les enfants sur le seuil de la porte et leur explique qu’il est l’heure de partir pour Papa. Et qu’est-ce que vous lui dites ?

  • Botte-lui le cul, Papa, crie Jaden.
  • Botte-lui le cul, dit Jaz en imitant son frere.

Stefanie me donne un baiser mais ne dit rien parce qu’il n’y a rien a dire.

Dans la voiture, Gil s’assoit a l’avant, tire a quatre epingles. Chemise noire, cravate noire, veste noire. Il s’habille pour chaque match comme s’il se rendait a un premier rendez-vous ou a une reception. De temps en temps, il verifie dans la vitre ou dans le retroviseur que ses longs cheveux noirs sont bien coiffes. Je suis assis a l’arriere avec Darren, mon coach, un Australien qui se promene toujours avec un bronzage hollywoodien et le sourire d’un gars qui vient de gagner au Loto. Pendant quelques minutes, personne ne parle. Puis Gil se met a chanter les paroles d’une de nos chansons favorites, une vieille ballade de Roy Clark, et sa voix de basse emplit la voiture.

We’re drinking шfrom an empty cup,

Just going through the motions and pretending We have something left to gain—.

Il me regarde, attendant la suite, et je dis :

Though we didn’t drink ouri fill,

We can’t build a . fire in the rain—.

Il rit. Je ris aussi. Pendant un instant j’oublie les pensees anxieuses qui m’assaillent comme des papillons.

Ce sont de droles de papillons. Il y a des jours ou ils vous donnent envie de courir aux toilettes. D’autres fois, ils vous donnent l’impression d’etre irresistible. Il y a des jours ou ils vous donnent le sourire et l’envie d’en decoudre. Determiner le genre de papillons auxquels on a affaire (monarques ou papillons de nuit) est la toute premiere chose a faire pendant qu’on se dirige vers l’arene. Se representer ces papillons, interpreter ce qu’ils nous disent sur notre etat mental et physique, est le premier pas pour les apprivoiser et faire en sorte qu’ils nous soient favorables. C’est une des mille le§ons que j’ai apprises aupres de Gil.

Je demande a Darren ce qu’il pense de Baghdatis. De quel degre d’agressivite devrai-je faire preuve ce soir ? Le tennis repose sur le dosage de l’agressivite. Il faut en manifester suffisamment pour s’assurer un point, mais pas trop car on risque alors de perdre son propre controle et de s’exposer a des risques inutiles. En clair, ce que je voudrais savoir au sujet de Baghdatis c’est : comment va-t-il faire pour me mettre en difficulte ? Si j’envoie un revers long pour commencer un point, il y a des joueurs qui patientent. D’autres au contraire contre-attaquent immediatement, renvoient la balle comme un boulet et montent resolument au filet. Je n’ai jamais joue contre Baghdatis a l’exception d’un match d’entrainement, je veux donc savoir comment il va reagir a un jeu classique, va-t-il bondir et abandonner les echanges de routine ou va-t-il rester en retrait et attendre le bon moment ?

— Mon pote, dit Darren, si tu adoptes un jeu trop classique, tu peux etre sur que le gars va te sauter dessus et t’en faire voir avec son coup droit.

  • Je vois.
  • Si tu t’aper£ois qu’il expedie ses revers sur la ligne, cela veut dire que tu ne mets pas assez d’ardeur dans tes coups longs.
  • Est-ce qu’il bouge bien ?
  • Oui, il est tres mobile. Mais il n’est pas aussi a l’aise quand il est sur la defensive. Il se deplace mieux en attaque qu’en defense.

Nous arrivons au stade. Les fans sont tres nombreux. Je signe quelques autographes et je me baisse pour passer une petite porte. Je suis un long couloir et debouche dans les vestiaires. Gil sort pour discuter avec les gars de la securite. Il tient toujours a les informer precisement du moment ou nous entrerons sur le court pour l’entrainement et du moment ou nous en sortirons. Darren et moi posons les sacs et filons directement a la salle de preparation. Je m’allonge sur une table et demande au premier masseur qui passe par la de venir me masser le dos. Darren sort et revient cinq minutes plus tard en apportant huit raquettes qui viennent d’etre cordees. Il les pose sur mon sac. Il sait que je tiens a les y ranger moi-meme.

Je suis maniaque au sujet de mon sac. Je le remplis toujours avec un soin meticuleux et je me fiche de savoir si cela tient de la regression au stade anal. Ce sac est a la fois mon porte-documents, ma valise, ma boite a outils, mon panier pour le casse-croute et ma palette. Ce sac est ce que j’emporte sur le court et ce que j’en rapporte, deux instants ou j’ai les sens si aiguises que je ressens chaque gramme de son poids. Si quelqu’un y glissait une paire de socquettes en fil d’Ecosse, je m’en apercevrais au poids. Le sac de tennis c’est comme le crnur, vous devez savoir en permanence ce qu’il y a dedans.

C’est aussi une question pratique. Il faut que mes huit raquettes soient rangees dans mon sac par ordre chronologique, celle qui a ete le plus recemment cordee au fond et la plus ancienne sur le dessus, parce que, avec le temps, la raquette perd de sa tension. Je commence toujours un match en utilisant la raquette qui a ete cordee la premiere parce que je sais qu’elle est la moins tendue.

Mon preparateur de raquettes est de la vieille ecole, du « monde ancien », c’est un artiste tcheque nomme Roman. C’est le meilleur et il faut qu’il le soit : une raquette plus ou moins bien preparee peut faire la difference lors d’un match, et un match peut faire la difference dans une carriere, et une carriere peut avoir bien des consequences sur d’innombrables vies. Quand je sors une nouvelle raquette de mon sac et que j’entame mon service, la tension des cordes peut valoir des centaines de milliers de dollars. Parce que je joue pour ma famille, ma fondation, mon ecole, chaque corde devient comme une piece de moteur d’avion. Etant donne tout ce que j’ai sous ma responsabilite, je suis obsede par le peu de choses que je peux controler. La tension de la raquette en est une.

Le role de Roman est tellement vital pour mon jeu que je l’emmene dans mes deplacements. Normalement, il habite New York, mais quand je joue a Wimbledon il s’installe a Londres, et quand je participe aux Internationaux de France il devient parisien. Parfois, lorsque je me sens seul et perdu dans quelque ville etrangere, je m’assois aupres de Roman et je le regarde preparer quelques raquettes. Non parce que je ne lui fais pas confiance. Au contraire. Cela m’apaise, me ressource, m’inspire de regarder un artisan a l’muvre. Cela me rappelle l’importance particuliere d’un travail bien fait dans ce monde.

Les raquettes nues parviennent a Roman dans un enorme colis en provenance directe de l’usine, et elles sont toujours completement melangees. A l’mil nu, elles ont l’air semblables, mais pour Roman elles sont aussi differentes que des visages dans une foule. Il les retourne dans tous les sens, fronce les sourcils et debute par des calculs. Enfin, il se met au travail. Il commence par enlever le manche issu de l’usine pour le remplacer par le mien, celui que j’utilise depuis que j’ai quatorze ans. Ce manche est aussi personnel que mes empreintes digitales, sa forme est le resultat non seulement de la forme de ma main et de la longueur de mes doigts, mais aussi de la taille de mes cals et de la force de ma poigne. Roman possede un moulage de ce manche et l’adapte a ma raquette. Puis il entoure ce moulage de cuir de veau qu’il etire de plus en plus finement, jusqu’a obtenir l’epaisseur exacte qu’il desire. Vers la fin d’un match de quatre heures, une difference de un millimetre peut etre aussi aga§ante et genante qu’un caillou dans une chaussure.

Quand le manche est pret, Roman lace les cordes synthetiques. Il les tend, les relache, les retend, les regle aussi meticuleusement que les cordes d’un alto. Puis il les teinte et agite vigoureusement la raquette en l’air pour faire secher le produit. Il y a des preparateurs qui teintent les raquettes juste avant le match. Je trouve cela totalement deplace et tres peu professionnel. La couleur deteint sur les balles, et il n’y a rien de pire que de jouer contre un type qui a de la peinture rouge et noire sur ses balles. J’aime l’ordre et la proprete, et je ne supporte donc pas les balles tachees de peinture. Le desordre est une source de distraction, et la moindre distraction sur le court peut avoir des consequences radicales.

Darren ouvre deux boites de balles et en fourre deux dans sa poche. J’avale une gorgee d’Eau de Gil et vais pisser une derniere fois avant l’echauffement. James, le garde du corps, nous emmene dans le tunnel. Il est comme d’habitude engonce dans un gilet de securite jaune, tres serre, et il me fait un clin d’rnil comme pour dire : nous, les membres de la securite, nous sommes en principe impartiaux, mais je suis de votre cote.

James frequente l’US Open depuis pratiquement aussi longtemps que moi. Il m’a accompagne dans ce tunnel avant et apres de glorieuses victoires et d’horribles defaites.

Costaud, gentil, avec des cicatrices de dur a cuire qu’il exhibe fierement, James est un peu comme Gil. C’est comme s’il prenait la place de Gil pendant ces quelques heures passees sur le court ou je suis hors de la sphere d’influence de Gil. Il y a des gens que l’on s’attend a voir a l’US Open, des organisateurs, des ramasseurs de balles, des soigneurs, et leur presence est toujours rassurante. Ils vous aident a vous rappeler ou vous etes et qui vous etes. James figure en tete de cette liste. C’est l’un des premiers que je cherche quand je penetre dans le stade Arthur-Ashe. Quand je le vois, je sais que je suis de retour a New York, entre de bonnes mains.

Depuis qu’a Hambourg, en 1993, un spectateur s’est precipite sur le court et a poignarde Monica Seles en plein match, l’US Open a fait installer un garde du corps derriere le siege de chaque joueur, pendant toutes les pauses et les changements de cote. James s’arrange toujours pour etre derriere moi. Son incapacite a demeurer impartial est charmante. Souvent, pendant un match particulierement eprouvant, j’aper§ois le regard preoccupe de James et je murmure : « Vous en faites pas, James, je vais l’avoir ce cretin. » £a le fait toujours rigoler.

A present, tandis que nous nous dirigeons vers les courts d’entrainement, il ne rigole pas. Il sait bien que c’est peut-etre notre derniere soiree ensemble. Pourtant, il ne change rien a notre rituel d’avant le match. Il dit la meme chose que d’habitude.

  • Laissez-moi vous aider a porter votre sac.
  • Non, James, personne d’autre que moi ne porte ce sac.

J’ai raconte un jour a James que quand j’avais sept ans j’avais vu Jimmy Connors faire porter son sac comme s’il se prenait pour Jules Cesar. Je m’etais alors jure que je porterais toujours le mien moi-meme.

  • OK, dit James en souriant. Je sais. Je sais. Je m’en souviens. C’etait juste pour aider.

Puis je lui dis :

  • James, c’est vous qui etes place derriere moi aujourd’hui ?
  • Bien sur mon gars, j’ai eu la place. Ne vous inquietez de rien. Occupez-vous seulement du jeu.

Nous emergeons dans l’atmosphere crepusculaire d’un soir de septembre. Le ciel est obstrue par un brouillard teinte d’orange et de violet. Je m’avance vers les tribunes, serre les mains de quelques fans et signe encore quelques autographes avant de commencer l’entrainement. Quatre courts sont reserves pour 5a, et James sait que je prefere le plus eloigne de la foule, la ou Darren et moi nous pouvons avoir une certaine intimite et discuter de strategie.

Je pousse un grognement en frappant le premier revers en direction du coup droit de Darren.

  • Ne fais pas cela ce soir, dit-il. Baghdatis te mettrait aussitot en difficulte.
  • Vraiment ?
  • Crois-moi, mon pote.
  • Et tu dis qu’il bouge bien ?
  • Oui, tres bien.

Nous jouons pendant vingt-huit minutes. Je ne sais pas pourquoi j’enregistre de tels details, la duree de la douche de l’apres- midi, celle d’une seance d’entrainement. Je ne le fais pas expres mais je le remarque quand meme. Ma memoire n’est pas a l’image de mon sac de sport. Je n’ai aucune maitrise sur son contenu. Il semble que tout y entre et que rien n’en sorte jamais.

Mon dos va bien. Une certaine raideur normale mais la douleur atroce a dispam. La cortisone fait son effet. Je me sens en forme, meme si ce que j’appelle etre en forme a bien change ces dernieres annees. En tout cas je me sens mieux que ce matin, quand j’ai ouvert les yeux et que j’envisageais de declarer forfait. Je devrais y arriver. Demain, evidemment, les consequences physiques seront rudes. Mais ce n’est pas le moment de penser ni a la veille, ni au lendemain.

De retour au vestiaire, j’enleve mes vetements taches de sueur et fonce sous la douche. Ma troisieme douche de la journee est breve et simplement utilitaire. Je n’ai plus le temps de penser a la strategie ou de pleurer. J’enfile un short sec et un T-shirt, et vais me relaxer dans la salle de massage. Je bois de l’Eau de Gil, autant que je peux parce qu’il est six heures et demie et que le match commence dans presque une heure.

Il y a un poste de television au-dessus de la table de massage, j’essaie de regarder les infos mais je n’y arrive pas. Je me rends dans les bureaux et regarde les secretaires et les responsables de l’US Open. Ils sont tres affaires. Ils n’ont pas le temps de bavarder. Je franchis une petite porte. Stefanie et les enfants sont arrives. Ils sont dans une petite cour devant les vestiaires. Jaden et Jaz jouent a tour de role sur les balan§oires. Stefanie est heureuse, je le sais bien, d’avoir les enfants pour la distraire. Elle est encore plus tendue que moi. Elle semble presque en colere. Ses sourcils fronces disent clairement : Cela devrait deja avoir commence ! Depeche-toi! J’adore le cote combatif de ma femme…

Je bavarde avec elle et les enfants pendant quelques minutes, mais je n’entends pas un traitre mot de ce qu’ils disent. J’ai l’esprit ailleurs. Stefanie s’en aper§oit. Elle le sent. On ne gagne pas vingt-deux grands tournois sans avoir une intuition particulierement developpee. D’ailleurs, elle aussi etait comme cela avant de jouer. Elle me renvoie au vestiaire. Vas-y. Nous serons la. Fais ce que tu as a faire.

Elle ne suivra pas le match depuis les premiers rangs. Elle va s’installer avec les enfants sur un gradin eloigne ou elle pourra faire les cent pas, prier et se cacher les yeux.

Pete, un des plus anciens soigneurs, entre. Je sais deja lequel des plateaux m’est destine. Celui sur lequel reposent deux enormes tas de mousse et deux dizaines de pansements predecoupes. Je m’allonge sur une des six tables de massage. Pete s’assoit a cote de mes pieds. C’est un boulot salissant de preparer les chiens pour le combat, aussi place-t-il une poubelle sous eux… J’apprecie que Pete soit propre et meticuleux, le Roman des durillons. Il commence par prendre un long coton-tige et applique une sorte d’encre gluante qui rend ma peau collante et colore mon cou de pied en rouge. C’est une encre indelebile. Je ne m’en suis jamais debarrasse depuis l’epoque ou Reagan etait president. A present, Pete vaporise un produit destine a durcir la peau. Il le laisse secher avant d’appliquer une grosse masse de mousse sur chaque cal. Ensuite vient le tour des bandes qui ressemblent a du papier de riz. Elles s’integrent instantanement a ma peau. Il enveloppe chacun de mes gros orteils jusqu’a ce qu’il ressemble a une bougie de moteur. Pour finir, il recouvre d’adhesifs mes cous-de-pied. Il connait parfaitement mes points de pression, la ou je porte le poids de mon corps et ou j’ai besoin d’un rembourrage plus epais.

Je le remercie, enfile mes chaussures sans les lacer. A present que tout commence a ralentir, la rumeur du stade gagne en puissance. Il y a un moment tout etait calme, maintenant c’est le vacarme. L’air est plein de rumeurs, de bourdonnements, le bruit de tous les fans qui se precipitent a leur place, se depechant de s’installer pour ne pas manquer une minute de ce qui va venir.

Je me mets debout, agite les jambes.

Je ne vais pas me rasseoir.

Je fais quelques foulees dans le couloir. Le dos tient le coup. Tout fonctionne.

A l’autre bout du vestiaire, je vois Baghdatis. Il est tout equipe et s’applique a se coiffer devant un miroir. Il secoue ses cheveux, les peigne, les tire en arriere. Il en a tellement ! A present il place son serre-tete, un bandeau indien blanc. Il le dispose a la perfection puis met la touche finale a sa queue-de-cheval. C’est decidement un rituel preparatoire bien plus chic que le fait de faire soigner ses pieds calleux. Je me souviens des problemes de cheveux que j’avais au debut de ma carriere. J’eprouve une pointe de jalousie et je regrette mes cheveux. Puis je passe une main sur mon crane chauve et suis content de constater que, parmi tous les soucis qui me preoccupent, au moins il n’y a plus la question des cheveux.

Baghdatis s’etire, se courbe a partir de la taille. Il se tient debout sur une jambe et leve son genou a hauteur de la poitrine. Il n’y a rien de plus destabilisant que de voir son adversaire faire des mouvements de yoga, de tai-chi, quand on est a peine capable de faire une reverence. A present, il bouge ses hanches d’une fa§on que je n’ai meme pas ose tenter depuis l’age de sept ans.

Et pourtant il en fait trop. Il est nerveux. J’entends presque le bruit qu’emet son systeme nerveux central, quelque chose comme la rumeur du stade. J’observe les echanges entre lui et ses coaches, eux aussi sont anxieux. Leur visage, leur langage corporel, leur teint, tout me fait comprendre qu’ils ont le sentiment de s’engager dans un combat de rue, et ils ne sont pas certains d’en avoir envie. Cela me plait toujours que mon adversaire et son equipe manifestent une telle febrilite. C’est un bon presage mais aussi une marque de respect.

Baghdatis m’aper§oit et m’adresse un sourire. Je me rememore le fait que lorsqu’il sourit, qu’il soit heureux ou angoisse, on ne sait jamais ce qu’il eprouve vraiment. Ce trait me rappelle de nouveau quelqu’un, je ne sais toujours pas qui.

Je leve la main. Bonne chance.

Il en fait autant. Ceux qui vont mourir.

Je m’enfonce dans le tunnel pour un dernier echange avec Gil. Il s’est plante dans un coin ou il peut etre seul tout en gardant un mil sur ce qui l’entoure. Il passe ses bras autour de mes epaules, me dit qu’il m’aime, qu’il est fier de moi. Je retrouve Stefanie et lui fais une derniere bise. Elle ne tient pas en place, fait de grands gestes, tape du pied. Elle donnerait n’importe quoi pour enfiler une jupe, attraper une raquette et venir me rejoindre sur le court. Ma femme si combative. Elle tente un sourire qui se termine en grimace. Je lis sur son visage tout ce qu’elle voudrait me dire sans oser se le permettre. J’entends chacun des mots qu’elle refuse de prononcer : Profites-en, savoure, vis chaque instant intensement, note le moindre detail, parce que cela pourrait etre ton dernier match, et meme si tu detestes le tennis, il pourrait bien te manquer.

Voila ce qu’elle voudrait me dire, mais au lieu de cela elle me donne un baiser et me dit ce qu’elle me dit toujours quand j’entre sur le court, ces mots qui me sont devenus aussi indispensables que l’air que je respire ou l’Eau de Gil.

— V as-y, botte-lui le cul.

Un officiel de l’US Open, vetu d’un costume et brandissant un talkie-walkie long comme mon avant-bras, se dirige vers moi. Ce doit etre le responsable de la surveillance du tournoi et de la securite sur les courts, mais il se comporte comme s’il etait responsable de tout, meme des arrivees et des decollages a La Guardia. « Dans cinq minutes », dit-il.

Je me retourne pour demander :

  • Quelle heure est-il ?
  • L’heure d’y aller, me repondent-ils tous.
  • Non, je veux dire, a l’instant meme ? Sept heures et demie, sept heures vingt ? Je ne sais plus, et tout a coup cela me parait capital. Mais il n’y a aucune pendule ici.

Darren et moi nous regardons. Je vois sa pomme d’Adam monter et descendre.

  • Mon gars, tu as bien fait tes devoirs. Tu es pret.

Je hoche la tete.

Il m’envoie un leger coup de poing. Un seul. Parce que c’est ce que nous avons fait, un peu plus tot dans la semaine, avant ma victoire au premier tour. Nous sommes tous les deux superstitieux, et quelle que soit la maniere dont nous entamons un tournoi, c’est toujours notre dernier geste. Je regarde le poing de Darren, lui flanque a mon tour un bon coup de poing, mais je ne leve pas le regard pour voir son expression. Je sais que Darren a les larmes aux yeux et je sais aussi l’effet qu’un tel spectacle aurait sur moi.

Dernier detail : je lace mes chaussures. J’enfile mes poignets. Je le fais toujours moi-meme, depuis que je me suis blesse en 1993. Je noue mes lacets.

Faites que tout cela s’arrete.

Je ne suis pas pret a ce que tout cela s’arrete.

  • Monsieur Agassi, c’est l’heure.
  • Je suis pret.

Je m’avance dans le tunnel, trois pas derriere Baghdatis. C’est James, une fois de plus, qui ouvre la marche. Nous nous arretons dans l’attente d’un signal. La rumeur autour de nous devient de plus en plus forte. Le tunnel est aussi glacial qu’une chambre froide. Je connais ce tunnel aussi bien que la salle de sejour de ma maison, et pourtant, ce soir, j’ai l’impression que la temperature y a baisse de vingt degres et qu’il est plus long qu’un terrain de football. Je regarde la cloison. On y voit les photos des champions qui ont gagne ici, Navratilova, Lendl, McEnroe, Stefanie, moi-meme. Les portraits ont trois pieds de haut et sont disposes de maniere reguliere, trop reguliere. On dirait des arbres plantes dans un nouveau lotissement. Je me dis : Arrete donc de remarquer de tels details. Il est temps de concentrer toute ton attention sur un point, tout comme ce tunnel focalise ton champ de vision.

Le chef de la securite crie :

  • C’est bon, tout le monde, c’est le moment.

Nous avan§ons.

Avant le match, j’ai veille a ce que Baghdatis marche trois pas devant moi au moment ou nous avancerons vers la lumiere. Soudain, une deuxieme lumiere, aveuglante et immaterielle, nous frappe en plein visage. Une camera de television. Un journaliste demande a Baghdatis comment il se sent. Il repond quelque chose que je n’entends pas.

La camera s’approche a present de mon visage et j’entends le journaliste me poser la meme question.

  • Cela pourrait etre votre dernier match. Que ressentez-vous ?

Je reponds sans avoir la moindre idee de ce que je dis. Mais avec les annees, j’ai acquis une sorte d’entrainement dans l’art de repondre exactement ce qu’il veut entendre, ce qu’il veut me faire dire. Puis je me remets a marcher et j’ai l’impression que mes jambes ne m’appartiennent pas.

La temperature s’eleve de maniere dramatique a mesure que nous approchons de l’entree du court. La rumeur devient assourdissante. Baghdatis sort le premier. Il sait que l’annonce de ma retraite possible a suscite une emotion considerable. Il a lu les journaux. Il s’attend a jouer ce soir le role du mechant. Il pense qu’il y est prepare. Je le laisse aller de l’avant pour qu’il entende la rumeur se transformer en exclamations. Je lui laisse croire que la foule manifeste son enthousiasme pour nous deux. Puis je m’avance a mon tour. Les cris de joie triplent de volume. Baghdatis se retourne et comprend que la premiere salve d’acclamations lui etait destinee mais que celle-ci s’adresse a moi et a moi seulement, ce qui l’oblige a revoir ses esperances et a reconsiderer ce qui l’attend. Avant meme d’avoir frappe la moindre balle, j’ai fait un tres serieux accroc a son sentiment de bien-etre. Une astuce de pro. Un tour de vieux renard.

Les vivats de la foule augmentent encore tandis que nous gagnons nos chaises. Ils sont plus forts que ce a quoi je m’attendais, plus forts que tous ceux que j’aie jamais entendus a New York. Je garde les yeux baisses, je laisse la rumeur deferler sur moi. Ils aiment cet instant, ils aiment le tennis. Je me demande ce qu’ils penseraient s’ils connaissaient mon secret. Je regarde fixement le court. Meme s’il a toujours represente la part la plus anormale de ma vie, le court est en ce moment le seul espace de normalite au sein de ce tourbillon. Le court, ou je me suis senti si solitaire et tellement menace, est a present le lieu ou je veux trouver refuge face a cet instant d’emotion intense.

Je passe sans problemes le premier set que je gagne 6-4. La balle semble obeir a mes moindres volontes. Mon dos aussi. J’ai la sensation que mon corps est chaud, liquide. Cortisone plus adrenaline fonctionnent a l’unisson. Je remporte le deuxieme set 6-4. Je commence a apercevoir la derniere ligne droite.

Au troisieme set, la fatigue se fait sentir. Je perds ma concentration et mon controle. A ce moment, Baghdatis change de tactique. Il joue avec la rage du desespoir, une drogue bien plus puissante que la cortisone. Il s’applique a vivre l’instant present. Il prend des risques et chaque prise de risque lui reussit. La balle s’est mise a me desobeir et a conspirer avec lui. Elle rebondit a son avantage, ce qui lui fait reprendre confiance. Je vois la confiance briller dans ses yeux. Son desespoir initial s’est transforme en esperance. Non, en colere. Il ne m’admire plus a present. Il me hait et je le hais, et nous voici maintenant en train de ricaner et de grogner en tentant de nous arracher la balle l’un a l’autre. La foule se nourrit de notre colere, elle pousse des cris, elle tape du pied apres chaque point. Ils n’applaudissent plus, ils frappent violemment des mains dans une sorte de rite primitif et tribal.

Il remporte le set, 6-3.

Je suis impuissant a ralentir les attaques de Baghdatis. Au contraire, cela empire. Apres tout, il a vingt et un ans et n’a fait que s’echauffer. Il a trouve son rythme, sa raison d’etre, son droit d’etre ici, alors que j’ai epuise mon second souffle et que je ressens douloureusement le fonctionnement de ma propre horloge biologique. Je ne veux pas d’un cinquieme set. Je ne serai pas capable de le supporter. Mon epuisement devient un facteur crucial et je commence a prendre des risques. Je parviens a arracher une avance de 4-0. J’ai deux breaks d’avance. J’entrevois de nouveau la derniere ligne droite a ma portee. Je sens cette force magnetique qui me tire en avant.

C’est alors que je ressens l’autre force, celle qui me repousse. Baghdatis joue le meilleur tennis qu’il ait joue cette annee. Il vient de se rappeler qu’il est classe numero 8 mondial. Il decoche des coups que je ne lui connaissais pas. J’ai pratique un jeu perilleux, de haut niveau, mais a present il parvient a m’egaler et meme a me depasser. Il revient a 4-1, puis gagne son service et remonte a 4-2.

C’est alors que commence le jeu le plus important du match. Si je le gagne, je reprends les commandes du set et je retablis dans son esprit comme dans le mien l’idee que c’est par chance qu’il a pu faire le break dans un jeu precedent. Si je perds, le score sera de 4-3 et ce sera reparti pour un tour. C’est tout le match qui recommencera. Bien que nous nous soyons mutuellement matraques pendant dix rounds, si je perds cette manche, le combat repart de zero. Nous jouons a un rythme feroce. Il tente le tout pour le tout, se donne tout entier pour remporter ce jeu.

Il est en train de gagner le set. Il est pret a mourir plutot que de le perdre. Je le sais, il le sait, et tous les spectateurs du stade le savent aussi. Il y a vingt minutes, j’etais a deux jeux de la victoire et je ne cessais de gagner du terrain. A present, je suis sur le point de m’ecrouler.

Il gagne le set 7-5.

Le cinquieme set commence. Je suis au service, je tremble, je ne suis pas sur que mon corps tienne le coup pendant dix minutes supplementaires et j’affronte un gamin qui semble gagner en force et en jeunesse a chaque point. Je me dis : « Ne laisse pas les choses se terminer ainsi. De tous les resultats possibles, il faut eviter celui-la, ne pas avoir mene deux sets a rien pour rien. » Baghdatis lui aussi soliloque, il essaie de se donner du courage. Nous nous lan§ons dans un echange de coups extremement energique. Il fait une faute. Je lui renvoie la balle. Il frappe tres fort, je frappe encore plus fort. Je sers a egalite et nous jouons un point frenetique qui s’acheve ou moment ou il m’envoie un revers que j’expedie dans le filet. Je hurle de depit. Avantage Baghdatis. Je suis mene pour la premiere fois de la soiree.

Secoue-toi. Controle ce que tu es capable de controler, Andre.

Je gagne le point suivant. Egalite de nouveau. Sentiment d’exaltation.

Je lui concede le point suivant. Revers dans le filet. Avantage Baghdatis. Sentiment de depression.

Il gagne le point suivant et remporte le jeu, break a 1-0.

Nous regagnons nos sieges. J’entends la foule murmurer les premiers eloges d’Agassi. Je prends une gorgee d’Eau de Gil, je me sens depite, je me sens vieux. Je regarde dans la direction de Baghdatis et me demande s’il est fier de lui. Au lieu de cela, je le vois appeler un soigneur pour lui masser les jambes. Il demande une pause medicale. Il a une crampe a la cuisse gauche. Il a reussi a me faire cela avec une crampe a la cuisse ?

La foule met la pause a profit pour entonner des chants. V as-y Andre ! V as-y Andre ! Ils se mettent a faire la ola. Ils brandissent des pancartes affichant mon nom.

Mercipour les souvenirs, Andre ! Tu es ici chez toi, Andre ! Finalement Baghdatis est pret a reprendre. Il est au service. Il vient de me devancer et il mene la partie, il devrait donc ecumer d’enthousiasme. Mais on dirait au contraire que les chants d’encouragement ont casse son rythme. Je lui reprends son service.

Pendant les six jeux suivants, chacun de nous tient bon. Nous jouons alors une manche qui semble durer une semaine, une des plus epuisantes et des plus surrealistes de ma carriere. Bloques a 4 partout, je suis au service. Nous grognons comme des animaux, frappons comme des gladiateurs, son coup droit, mon revers. La foule tout entiere retient sa respiration dans le stade. Meme le vent est tombe. Les drapeaux pendent mollement a leurs poteaux. A 40-30, Baghdatis envoie un vif coup droit qui me desequilibre. J’ai tout juste le temps de le rattraper du bout de ma raquette. Je renvoie la balle par-dessus le filet en criant de douleur et il me renvoie un nouveau coup violent sur mon revers. Je fonce dans la direction opposee — oh mon dos ! — et atteins la balle juste a temps. Mais je me suis detrait la colonne vertebrale. J’ai la moelle epiniere bloquee, a l’interieur les nerfs sont a vif. Adieu, cortisone. Baghdatis expedie une balle gagnante le long de la ligne. En la voyant arriver, je comprends que les exploits sont derriere moi pour le reste de la soiree. Tous les efforts que je ferai a partir de ce jeu seront limites, compromis, et ne feront qu’entamer davantage ma sante et ma mobilite.

Je regarde au-dela du filet pour voir si Baghdatis s’est aper§u de ma souffrance, mais il boitille. Il boitille ? Il est pris d’une violente crampe. Il tombe au sol en se tenant la jambe. Il souffre plus que moi. Je prefere encore des problemes dorsaux congenitaux a de soudaines crampes a la jambe. Tandis qu’il se tord au sol, je comprends qu’il me reste une seule chose a faire : tenir debout,

expedier cette foutue balle juste un peu plus loin et laisser ses crampes effectuer le reste du travail.

J’abandonne toute idee de subtilite et de strategie. J’en reviens aux regles fondamentales. Quand votre adversaire est blesse, tout repose sur l’instinct de base et les reactions. Cela ne sera plus du tennis mais une lutte sauvage entre deux volontes. Fini les coups droits, les feintes et le travail des pieds. Rien que des lobs et des coups droits.

Baghdatis lui aussi a renonce a toute strategie, il a cesse de penser et cela le rend plus dangereux. Je ne peux plus deviner ce qu’il va faire. Il est fou de douleur et personne ne peut predire ce qu’engendre la folie, sur un court de tennis moins encore qu’ailleurs. A egalite, je rate mon premier service puis lui envoie un deuxieme service lent et facile a environ 120 kilometres a l’heure, sur lequel il marque. Gagnant. Avantage Baghdatis.

Merde, je titube en avant. Ce gars-la n’est plus capable de bouger et il ecrase encore mon service ?

Maintenant 5a recommence. Je suis juste a un tout petit point d’etre mene 4-5, ce qui donnerait un avantage decisif a Baghdatis. Je ferme les yeux. Je rate de nouveau mon premier service. Je fais une deuxieme tentative juste pour continuer le jeu, et il rate un revers facile. Egalite, de nouveau.

Quand vous etes au bord de l’effondrement physique et mental, un point facilement gagne est comme un don du ciel. Je suis pourtant a deux doigts de gacher cette aubaine. Je rate mon premier service. Je sers une deuxieme fois et il le renvoie d’un coup trop long. Un nouveau cadeau. Avantage Agassi.

Cette fois c’est moi qui suis a un point de mener 5-4. Baghdatis grimace. Il fonce. Il ne veut pas ceder. Il marque le point. Egalite pour la troisieme fois.

Je me fais le serment de ne pas perdre l’avantage si j’arrive a le reprendre.

A present, Baghdatis ne souffre pas seulement de crampes, il est pratiquement infirme. Il est carrement casse en deux en attendant mon service. Je n’arrive pas a comprendre comment il parvient a rester sur le court, sans parler du jeu qu’il m’oppose. Ce gars a autant de courage que de cheveux. J’eprouve de la sympathie pour lui, mais en meme temps je me dis que je ne dois pas lui faire de cadeau. Je sers, il renvoie, et dans mon desir d’envoyer une balle longue, je l’envoie beaucoup trop loin. Out. Catastrophe. Une veritable catastrophe. Avantage Baghdatis.

Il ne parvient cependant pas a en tirer profit. Sur le point suivant, il envoie un revers plusieurs centimetres au-dela de la ligne. Egalite pour la quatrieme fois.

Nous avons un long echange qui s’acheve quand je lui envoie un coup long sur son coup droit et qu’il le rate. Avantage Agassi, une fois de plus. Je m’etais jure de ne pas rater une telle occasion si elle se representait, et nous y sommes. Mais Baghdatis m’empeche de tenir ma promesse. Il marque rapidement le point suivant. Egalite pour la cinquieme fois.

S’ensuit un echange d’une longueur absurde. Chaque balle qu’il frappe en grommelant touche un bout de la ligne. Chaque balle que je frappe en criant parvient a passer le filet. Revers, coup droit, coup court, coup plongeant, enfin il envoie une balle qui entaille la ligne et fait un leger rebond de cote. Je la rattrape a la volee et la renvoie six metres au-dessus de lui et de la ligne. Avantage Baghdatis.

« Restes-en aux fondamentaux, Andre. Il est mal en point, contente-toi de le faire bouger. » Je sers, il renvoie mollement. Je l’envoie courir d’un cote a l’autre jusqu’a ce qu’il hurle de douleur et renvoie la balle dans le filet. Egalite pour la sixieme fois.

En attendant mon prochain service, Baghdatis s’appuie sur sa raquette, il l’emploie comme un vieillard se sert d’une canne. Quand je rate mon premier service, il parvient pourtant a se trainer en avant comme un crabe et avec sa canne il retourne mon service tres loin de mon revers. Avantage Baghdatis.

Sa quatrieme balle de break de la manche. J’expedie un premier service, si derisoire et si mou que meme a sept ans j’en aurais eu honte. Pourtant Baghdatis le retourne energiquement. Je frappe son revers. Il renvoie la balle dans le filet. Egalite pour la septieme fois.

Je fais un nouveau service. Il effleure la balle de sa raquette mais ne parvient pas a la renvoyer par-dessus le filet. Avantage Agassi.

Je sers de nouveau pour le gain du jeu. Je repense a cette promesse que j’ai rompue deux fois. C’est a present ma derniere chance. Mon dos m’elance horriblement. C’est a peine si je peux me tourner, je me contente de frapper la balle et de l’expedier a toute vitesse. Je rate mon premier service, evidemment Je veux tenter un deuxieme service violent, etre agressif, mais je n’y arrive pas. Physiquement je n’en suis plus capable. Je me dis, une balle de trois quarts rapide, envoie-la par-dessus son epaule et fais-le courir d’un cote a l’autre jusqu’a ce qu’il crache son sang, evite seulement la double faute.

Plus facile a dire qu’a faire. J’ai l’impression que le court retrecit. Je le vois rapetisser progressivement. Est-ce que les autres aussi s’en aper§oivent ? Il est a present de la taille d’une carte a jouer. Si petit que je ne suis meme pas sur d’avoir la place d’y poser la balle. Je sers avec une force herculeenne. Out. Evidemment. Double faute. Egalite pour la huitieme fois.

La foule hurle sa deception.

Je parviens a assurer le premier service, Baghdatis me le renvoie parfaitement. Comme les trois quarts de son terrain sont a decouvert, j’envoie une balle en direction de son revers, a dix pieds de lui. Il fonce, agite mollement sa raquette et rate la balle. Avantage Agassi.

Sur le vingt-deuxieme point du jeu, apres une breve course, Baghdatis expedie un revers dans le filet. Jeu Agassi.

Pendant le changement de cote, je vois que Baghdatis s’assoit. Grossiere erreur. Erreur de debutant. Il ne faut jamais s’asseoir quand on a une crampe. Ne jamais dire a son corps que c’est le moment de se reposer, pour lui annoncer aussitot apres que c’etait une blague. Notre corps est un peu comme le gouvernement federal. Il vous dit : « Faites ce que vous voulez, mais si vous vous faites attraper, ne venez pas me mentir. » Je pense qu’il ne va plus etre capable de jouer. Il ne va meme pas pouvoir se lever de sa chaise.

Et pourtant, il se releve et sert.

Qu’est-ce qui fait tenir ce type ?

  • Ah oui, c’est vrai. La jeunesse !

A 5 partout, nous jouons un jeu syncope. Il fait une faute, se met en danger. Je contre-attaque et marque, je mene 6-5.

Il est au service. Il arrive a 40-15. Il n’est plus qu’a un point de recoller au score et de m’obliger a jouer un tie-break.

J’arrive a revenir a egalite.

Puis je marque le point suivant et a present j’ai la balle de match.

Un echange vif, mechant. Il frappe un coup droit feroce, et au moment ou sa balle quitte sa raquette je comprends qu’elle est out. Je sais que j’ai gagne le match et au meme moment je comprends que je n’aurai plus l’energie d’un coup de plus.

Je vais rejoindre Baghdatis au filet, je lui prends la main, elle tremble. Je quitte le court en vitesse. Je n’ose pas m’arreter. Je dois continuer a bouger. Je longe le tunnel en titubant, mon sac jete sur l’epaule gauche, et j’ai l’impression qu’il repose sur mon epaule droite tellement mon corps est tordu. Quand j’atteins le vestiaire, je ne suis plus capable de mettre un pied devant l’autre. Je ne suis plus capable de rester debout. Je tombe a terre et reste au sol. Darren et Gil accourent, me retirent mon sac et m’etendent sur une table de massage. L’equipe de Baghdatis le depose lui aussi sur la table voisine.

  • Darren, qu’est-ce qui ne va pas chez moi ?
  • Allonge-toi, mon pote, detends-toi.
  • Je ne peux pas. Je ne peux pas.
  • Ou as-tu mal ? C’est une crampe ?
  • Non, c’est comme une paralysie. Je ne peux plus
  • Quoi ?
  • Je n’y arrive pas, Darren, je ne peux plus

Darren aide un autre type a me mettre de la glace sur le corps, a me faire bouger les bras, a appeler les medecins. Il me supplie de me detendre, de m’etirer.

  • Relaxe-toi, mec. Decroche. Ton corps est completement coince. Laisse-toi aller, mec, laisse-toi aller.

Mais je ne peux pas. C’est bien la tout le probleme, non ? Je suis incapable de me laisser aller.

Je vois tout un kaleidoscope de visages se pencher sur moi. Gil me serre le bras et me tend une boisson reconfortante. Je t’aime, Gil. Stefanie m’embrasse sur le front en souriant, est-elle heureuse, est-elle inquiete, je ne sais pas. Mais oui, bien sUr, c’est ce fameux sourire que j’ai deja vu si souvent. Un soigneur me dit que les medecins vont arriver. Il allume la television accrochee au- dessus de la table. De quoi vous occuper en attendant, dit-il.

J’essaie de la regarder. J’entends des grognements a ma gauche. Je tourne lentement la tete et vois Baghdatis allonge sur la table voisine. Son equipe s’occupe de lui. Ils lui etirent les cuisses, les tendons du jarret, puis le jarret et a nouveau les cuisses. Il essaie de se detendre malgre sa crampe a l’aine. Il se recroqueville en boule et leur demande de le laisser seul. Tout le monde quitte le vestiaire. Il ne reste plus que nous deux. Je reporte mon attention sur l’ecran.

Un instant plus tard, quelque chose m’incite a me tourner vers Baghdatis. Il me sourit. Est-il heureux ? Est-il inquiet ? Peut-etre les deux a la fois. Je lui rends son sourire.

J’entends mon nom a la television. Je tourne la tete. Des extraits du match. Les deux premiers sets qui m’ont paru a tort si faciles. Le troisieme ou Baghdatis reprend confiance. Le quatrieme, un combat de chevaliers. Le cinquieme, ce neuvieme jeu qui n’en finit pas. Un des meilleurs jeux que j’aie jamais joues. Un des meilleurs que j’aie jamais vus. Le journaliste le qualifie de classique.

Du coin de l’mil, je detecte un leger mouvement. Je me tourne et vois que Baghdatis me tend la main. Son visage a l’air de dire : C’est nous qui avons fait cela. Je tends la main a mon tour, saisis la sienne, et nous restons ainsi tous les deux tandis que la television diffuse des extraits de notre noble combat.

Finalement, je laisse mon esprit vagabonder librement. Je ne peux plus l’en empecher. Meme en le lui demandant poliment, il se replonge dans le passe. Et comme il a l’habitude d’enregistrer les moindres details, je revois tout dans une clarte absolue, les deboires, les victoires, les rivalries, les coleres, les aventures amoureuses, les trahisons, les journalistes, ma femme, mes enfants, mon equipement, les lettres de mes fans, les matchs joues a contrecmur et les crises de larmes. Comme si un autre ecran de television

 

place devant moi montrait des moments choisis des vingt-neuf dernieres annees, tout cela defile dans un tourbillon criant de verite.

Les gens me demandent souvent a quoi ressemble la vie d’un joueur de tennis, et je n’arrive jamais a l’expliquer. Mais c’est ce mot-la qui s’approche le plus de la verite. Plus que tout, il s’agit d’un tourbillon epuisant, passionnant, horrible, merveilleux. Il exerce une legere force centrifuge, que je m’efforce de combattre depuis presque trente ans. A present, allonge dans ce stade Arthur Ashe, tenant dans ma main la main de l’adversaire que j’ai battu, tandis que nous attendons tous deux que quelqu’un nous vienne en aide, je fais la seule chose dont je sois encore capable, je cesse de lutter. Je ferme les yeux et j’observe.

1- « Nous buvons dans une tasse vide / Faisons mine de faire semblant / Qu’il nous reste quelque chose a gagner. »

 

J’ai sept ans et je parle tout seul parce que je suis effraye et parce que je suis le seul qui veuille bien m’ecouter. Je murmure entre mes dents. Abandonne, Andre, laisse tomber. Pose ta raquette et va-t’en de ce court, immediatement. Rentre a la maison et cherche-toi quelque chose de bon a manger. Va jouer avec Rita, Philly ou Tami. Assieds-toi aupres de Maman pendant qu’elle tricote ou qu’elle fait ses puzzles. Est-ce que ce n’est pas une bonne idee ? Est-ce que 5a ne ressemblerait pas au paradis, Andre ? De laisser tomber ? De ne plus jamais jouer au tennis ?

Mais c’est impossible. Non seulement mon pere me poursuivrait dans toute la maison avec ma raquette, mais quelque chose dans mes tripes, une sorte de muscle profondement cache, m’en empecherait. Je deteste le tennis, je le hais de tout mon creur, et cependant je continue de jouer, je continue de frapper des balles toute la matinee, tout l’apres-midi, parce que je n’ai pas le choix. Quel que soit mon desir d’arreter, je continue. Je me supplie moi-meme d’arreter et je continue de jouer, et ce fosse, cette contradiction entre ce que je souhaite et ce que je fais en realite ressemble au creur meme de mon existence.

En ce moment ma haine a l’egard du tennis se concentre sur le dragon, un lanceur de balles bricole par mon cracheur de feu de pere. Noir comme la nuit, monte sur de grandes roues en caoutchouc, portant le mot PRINCE en majuscules blanches sur son socle, le dragon, a premiere vue, ressemble a n’importe quelle machine a balles que l’on voit dans tous les country-clubs en Amerique. Mais c’est en realite une creature vivante et qui respire, sortie tout droit de mes bandes dessinees. Le dragon a un cerveau, une volonte, un creur mechant et une voix horrible. Quand il engloutit les balles l’une apres l’autre dans son ventre, il emet une serie de bruits ecreurants. La pression monte le long de sa gorge, il grogne. Une balle monte lentement jusqu’a sa gueule, il pousse un cri. L’espace d’un instant, le dragon semble aussi cingle que la machine a chocolat mou qui avale Augustus Gloop dans Charlie et la chocolaterie. Mais lorsque le dragon ajuste vers moi son tir mortel et m’expedie une balle a 160 kilometres a l’heure, le bruit qu’il emet est un rugissement a vous glacer le sang. J’en fremis chaque fois.

Mon pere a fait expres de rendre le dragon terrifiant. Il lui a ajoute un long cou en tube d’aluminium et une petite tete du meme metal, qui se deplie comme un fouet chaque fois que le dragon crache. Il a aussi installe le dragon sur un socle de plusieurs pieds de haut et a dispose son tir face au filet, de sorte que le dragon me domine. A sept ans, je suis plutot petit pour mon age (et j’ai l’air encore plus petit a cause de ma grimace permanente et de la coupe au bol que mon pere m’inflige deux fois par mois). Mais quand je me tiens face au dragon, j’ai l’air minuscule. Je me sens minuscule. Desempare.

Si mon pere veut que le dragon me domine de toute sa hauteur, ce n’est pas seulement pour forcer mon attention et mon respect. Il veut que la balle qui jaillit de sa gueule atterrisse a mes pieds comme si elle tombait d’un avion. La trajectoire est telle que la balle est presque impossible a renvoyer de maniere traditionnelle. Je dois rattraper chaque balle a la volee, sinon elle rebondit au-dessus de ma tete. Mais cela ne suffit pas a mon pere. « Frappe plus tot, hurle-t-il. Frappe plus tot. »

Mon pere crie toujours ses ordres deux fois, parfois trois, parfois dix. « Plus fort, dit-il, plus fort. » Mais a quoi bon, j’ai beau frapper aussi fort et aussi vite que je peux, la balle revient. Chaque balle que je renvoie par-dessus le filet va rejoindre les milliers de balles qui recouvrent le court. Pas des centaines. Des milliers. Elles roulent vers moi en vagues incessantes. Je n’ai pas la place de me retourner, d’avancer un pied, de pivoter. Je ne peux pas faire un pas sans marcher sur une balle. Et pourtant je ne peux pas marcher sur une balle, mon pere ne le supporterait pas. Si je pose un pied sur une des balles de mon pere, il se met a hurler comme si j’avais marche sur la prunelle de ses yeux.

Le dragon expedie une balle sur quatre droit au sol, ce qui provoque un rebond imprevisible de cote. J’ajuste mon coup a la derniere seconde, je frappe la balle tres tot et la renvoie parfaitement par-dessus le filet. Je sais bien que ce n’est pas la un reflexe ordinaire. Je sais que tres peu d’enfants dans le monde seraient capables de voir cette balle et encore moins de la rattraper. Mais je ne tire aucune gloire de mes reflexes, ni aucun avantage. Je ne fais que ce qu’on attend de moi. Chaque coup reussi est normal, chaque coup rate provoque une crise.

D’apres mon pere, si je frappe 2 500 balles tous les jours, cela fera 17 500 balles par semaine, et au bout d’un an j’aurai frappe environ un million de balles. Il croit aux mathematiques. Les chiffres, dit-il, ne mentent jamais. Un gamin qui frappe un million de balles par an sera forcement imbattable.

  • Frappe plus tot, hurle mon pere. Bon Dieu, Andre, frappe plus tot. Attaque la balle. Attaque la balle.

Pour l’instant c’est lui qui m’attaque. Il hurle directement dans mes oreilles. Ce n’est pas suffisant de rattraper toutes les balles que le dragon crache sur moi, mon pere veut que je frappe plus fort et plus vite que le dragon. Il veut que je batte le dragon. Cette idee me remplit de panique. Je me dis que le dragon est impossible a battre. Comment peut-on battre quelque chose qui ne s’arrete jamais ? Quand j’y pense, je trouve que le dragon ressemble beaucoup a mon pere. Mais mon pere est bien pire. Le dragon se tient devant moi, la ou je peux le voir. Mon pere, lui, se tient derriere moi et je le vois rarement. Je l’entends seulement, jour et nuit, hurler a mon oreille.

  • Plus de coups liftes ! Frappe plus fort ! Frappe plus fort. Pas dans le filet ! Bon Dieu, Andre. Jamais dans le filet !

Rien ne met mon pere plus en rage que lorsque j’envoie une balle dans le filet. Il n’apprecie pas quand j’envoie une balle sur le

 

cote, il hurle quand je frappe une balle trop longue, mais quand j’expedie une balle dans le filet, il ecume. Les erreurs c’est une chose, le filet c’en est une autre. Mon pere repete a l’infini :

  • Le filet est ton pire ennemi.

Mon pere a installe l’ennemi quinze centimetres plus haut que dans le reglement, pour qu’il soit beaucoup plus difficile a eviter. Il s’imagine que si je parviens a passer ce filet trop haut, je n’aurai aucun mal un jour a passer celui de Wimbledon. Le fait que je n’aie aucune envie de jouer a Wimbledon lui est egal. Ce que je desire n’entre pas en ligne de compte. Il m’arrive parfois de regarder Wimbledon a la television en compagnie de mon pere, et nous sommes tous les deux des supporters de Bjorn Borg parce qu’il est le meilleur, il ne s’arrete jamais, il est celui qui ressemble le plus au dragon. Mais je ne veux pas etre Borg. J’admire son talent, son energie, son style, sa capacite a s’immerger dans le jeu, mais si par hasard j’arrivais a acquerir ces qualites-la, je prefererais les appliquer a autre chose qu’a Wimbledon. A un but que j’aurais choisi.

  • Frappe plus fort, crie mon pere, frappe plus fort. Et maintenant des revers. Des revers.

J’ai l’impression que mon bras va se detacher. Je voudrais demander : « £a va encore durer longtemps, Papa ? » Mais je ne dis rien. Je fais ce qu’on m’a dit. Je frappe de toutes mes forces, et progressivement de plus en plus fort. Sur un swing, je suis moi-meme surpris de la force de mon coup, de sa nettete. Bien que je deteste le tennis, j’aime ce sentiment de frapper une balle absolument parfaite. C’est mon seul moment de paix. Quand je parviens a faire quelque chose a la perfection, je jouis d’un quart de seconde de bien-etre et de calme.

Mais le dragon repond a cette perfection en me tirant la balle suivante encore plus vite.

  • Plus court, l’elan, dit mon pere. Plus court, c’est 5 Effleure la balle, effleure la balle.

A table, mon pere me fait parfois une demonstration. « Glisse ta raquette sous la balle et effleure, effleure. » Il fait le mouvement d’un peintre caressant doucement une toile. C’est probablement la seule chose que j’aie vu mon pere faire avec douceur.

  • Travaille tes volees, hurle-t-il — ou du moins essaie-t-il de hurler. Armenien ne en Iran, mon pere parle cinq langues, toutes tres mal, et l’anglais avec un fort accent. Il confond les « V » et les « F », et cela donne : « Trafaille tes folees. » De tous ses conseils, c’est celui qu’il prefere. Il le hurle jusqu’a ce que je l’entende meme dans mes reves. « Trafaille tes folees, trafaille tes folees ! »

J’ai tellement travaille mes volees que je ne vois meme plus le court, il ne reste plus le moindre recoin de ciment vert sous les balles jaunes. Je fais un pas de cote, trainant les pieds comme un vieillard. Mon pere finit tout de meme par admettre qu’il y a trop de balles. C’est contre-productif. Si je ne peux plus bouger, nous n’atteindrons pas notre quota de 2 500 balles par jour. Il met en marche la souffleuse, la machine geante destinee a faire secher le court apres la pluie. Bien sur, il ne pleut jamais la ou nous vivons, a Las Vegas dans le Nevada. Mon pere se sert donc de la souffleuse pour rassembler les balles de tennis. Comme pour le lanceur de balles, mon pere a bricole une souffleuse normale pour en faire une autre creature diabolique. C’est un de mes plus anciens souvenirs, on m’arrache au jardin d’enfants pour que j’accompagne mon pere au magasin de soudure, et je le vois fabriquer cette machine insensee, ressemblant vaguement a une tondeuse a gazon, et capable de deplacer des centaines de balles de tennis a la fois.

A present, je le regarde pousser la souffleuse, je vois les balles de tennis qui prennent la fuite et j’ai de la sympathie pour elles. Si le dragon et la souffleuse sont des etres vivants, peut-etre que les balles le sont aussi, apres tout. Elles font peut-etre ce que je ferais volontiers si j’en etais capable : fuir, loin de mon pere. Apres avoir repousse toutes les balles dans un coin, mon pere attrape une pelle a deneiger et les fourre dans une rangee de poubelles en metal, autant de seaux a patee pour nourrir le dragon.

Il se retourne et voit que je l’observe.

  • Qu’est-ce que tu as donc a regarder ? Continue a taper ! Continue a taper !

J’ai mal a l’epaule. Je suis incapable de frapper une balle de plus.

J’en frappe encore trois.

Je ne peux plus jouer une minute de plus.

Je joue encore dix minutes.

Il me vient une idee. Feignant un accident, j’envoie une balle haute par-dessus la cloture : je reussis a la rattraper sur le cadre en bois de la raquette et le bruit fait donc croire a une erreur. Je le fais quand j’ai besoin d’une pause et je me dis, l’espace d’un instant, que je dois etre sacrement bon pour etre capable de frapper une mauvaise balle quand je le veux.

Mon pere entend la balle frapper le bois et leve les yeux. Il voit la balle s’envoler du court. Il jure, mais il a bien entendu le bruit de la balle sur le bois. Il sait donc que c’est un accident. Et puis, au moins, la balle n’a pas touche le filet. Il sort de la cour d’un pas lourd et s’avance dans le desert. Je dispose a present de quatre minutes et demie pour reprendre mon souffle et observer les faucons qui decrivent paresseusement des cercles dans le ciel.

Mon pere adore tirer les faucons au fusil. Notre maison est recouverte de ses victimes, la couche d’oiseaux morts sur le toit est aussi epaisse que les balles de tennis sur le court. Mon pere dit qu’il n’aime pas les faucons parce qu’ils fondent sur les souris et les autres petites creatures sans defense du desert. Il ne supporte pas qu’une creature forte s’attaque a une plus faible qu’elle (c’est egalement vrai quand il va a la peche. S’il attrape un poisson, quel qu’il soit, il embrasse sa petite tete ecailleuse et le remet a l’eau). Naturellement, il n’a aucun scrupule a jouer au predateur avec moi, a me regarder me debattre en etouffant au bout de son hame§on. Il ne voit pas la contradiction. Il se fiche bien des contradictions. Il ne voit meme pas que de toutes les creatures sans defense je suis

la plus faible dans ce desert perdu. S’il en prenait conscience, je me demande s’il me traiterait differemment.

Le voila qui revient a pas lourds dans la cour. Il flanque la balle dans une poubelle et voit que je contemple les faucons. Il me lance un regard furieux. Bon Dieu, qu’est-ce que tu fiches ? Arrete de penser. Je ne veux pas d’un foutu penseur.

Le filet est le pire ennemi, mais penser est le peche capital. Penser, selon mon pere, est la source de tous les maux, parce que c’est le contraire d’agir. Quand mon pere me surprend en train de penser, de revasser sur le court, il reagit comme si j’etais en train de voler de l’argent dans son portefeuille. Je reflechis souvent a la maniere dont je pourrais m’arreter de penser. Je me demande si mon pere me crie dessus pour que j’arrete de penser parce que au fond de lui il sait que je suis un reveur par nature. Ou bien si ce sont ses cris qui ont fait de moi un reveur. Mes pensees qui s’aventurent vers d’autres sujets que le tennis ne sont-elles pas un acte de resistance ?

Je me plais a le croire.

Notre maison est une baraque qui a ete demesurement agrandie au fil des ans. Construite dans les annees 1970, dans un stuc blanc qui s’ecaille en pelures noires aux angles. Les fenetres sont garnies de barreaux. Le toit, sous sa couche de faucons morts, est fait de bardeaux de bois dont un grand nombre tiennent a peine en place, s’ils ne sont deja tombes. A la porte, il y a une cloche qui resonne chaque fois que quelqu’un entre ou sort, comme la cloche qui marque le coup d’envoi d’un match de boxe.

Mon pere a peint le haut mur de ciment qui entoure la maison d’un vert foret tres vif. Pourquoi ? Parce que le vert est la couleur d’un court de tennis. Mon pere trouve aussi tres pratique d’indiquer le chemin de notre maison avec ces mots : « Tournez a gauche, suivez un pate de maisons et reperez le grand mur vert. »

Pourtant, on ne re§oit pas tellement de visites.

Autour de la maison, de tous cotes, c’est le desert et toujours ce desert qui est pour moi synonyme de mort. Plein de buissons epineux, d’herbes folles et de crotales enroules sur eux-memes, le desert autour de notre maison semble n’avoir d’autre raison d’exister que de fournir aux gens un endroit pour se debarrasser de ce dont ils ne veulent plus. Des matelas, des pneus, d’autres gens. Vegas, ses casinos, ses hotels, son Strip, se dresse au loin tel un mirage etincelant. Mon pere fait tous les jours le voyage jusqu’au mirage. Il travaille dans un casino, mais il refuse de vivre sur place. On s’est installes ici au milieu de nulle part, au crnur du neant, parce qu’il n’y a qu’ici que mon pere pouvait s’offrir une maison avec une cour assez grande pour son court de tennis ideal.

C’est un autre de mes plus anciens souvenirs, je roule en voiture aux alentours de Vegas avec mon pere et un agent immobilier. Cela aurait pu etre amusant si cela n’avait pas ete effrayant. Maison apres maison, avant meme que l’agent ait completement arrete la voiture, mon pere en jaillit d’un bond et arpente le devant de la maison. L’agent le suit de pres en debitant son boniment sur les ecoles locales, le taux de criminalite, les traites, mais mon pere ne l’ecoute pas. Regardant droit devant lui, il fonce dans la maison, traverse le salon puis la cuisine et sort derriere, dans la cour. La, il deploie d’un coup sec son metre et se met a calculer, 23,77 metres sur 10,97, les dimensions d’un court de tennis. Chaque fois il crie : « £a ne va pas ! Viens ! On s’en va ! » Mon pere franchit en trombe le salon, la cuisine puis l’entree, avec l’agent immobilier qui peine a le suivre.

Nous avions decouvert une maison que ma srnur ainee, Tami, adorait. Elle avait supplie mon pere de l’acheter parce qu’elle etait en forme de T, et que T est la premiere lettre de Tami. Mon pere avait failli l’acheter, probablement parce que T est aussi la lettre initiale de tennis. J’aimais beaucoup cette maison. Ma mere aussi l’aimait. Mais il manquait quelques centimetres a la cour :

  • £a ne colle pas ! Allons-nous-en !

Nous avons fini par trouver la maison ideale, sa cour etait si vaste que mon pere n’eut meme pas besoin de la mesurer. Il s’est contente de rester au milieu de celle-ci, regardant tranquillement autour de lui, observant, souriant, imaginant deja l’avenir.

  • Marche conclu, avait-il doucement annonce.

On n’avait pas fini d’y apporter le dernier carton que mon pere entamait deja les travaux pour construire son court de reve. Je ne comprends toujours pas comment il y est arrive. Il n’avait jamais travaille dans le batiment. Il ignorait tout du beton, de l’asphalte, des drainages. Il n’avait lu aucun livre, consulte aucun specialiste. Il avait juste une image en tete et il s’employa a la transformer en realite. Comme dans bien d’autres domaines, il fit exister ce court a force de volonte, d’entetement et d’energie. Je me dis qu’il a fait a peu pres la meme chose avec moi.

Naturellement, il avait besoin de se faire aider. Travailler le beton est un sacre boulot. Tous les matins, il m’emmenait en voiture au Sambo, un restaurant bon marche sur le Strip, et il y embauchait quelques vieux routards parmi la bande qui trainait sur le parking. Mon prefere etait Rudy. Balafre, avec un torse comme un tonneau, il me regardait toujours avec un demi-sourire comme s’il savait que je ne comprenais pas qui j’etais, ni ou je me trouvais. Rudy et sa bande nous suivaient jusqu’a la maison, et la mon pere leur expliquait ce qu’il fallait faire. Trois heures apres, mon pere et moi foncions au McDo acheter d’enormes paquets de Big Mac et de frites. Au retour, mon pere me laissait sonner la cloche et appeler les ouvriers a table. J’aimais bien recompenser Rudy. J’adorais le voir devorer comme un loup. J’aimais bien l’idee qu’un dur labeur donne droit a une delicieuse recompense, sauf si ce dur labeur consiste a taper dans des balles de tennis.

L’epoque de Rudy et des Big Mac est passee tres vite. Tout a coup, mon pere a eu son court de tennis derriere la maison, et moi ma prison. J’ai aide a nourrir l’equipe qui a construit ma cellule. J’ai aide a prendre les mesures et a peindre les lignes blanches qui allaient servir a m’enfermer. Pourquoi ai-je fait cela ? Je n’avais pas le choix. C’est toujours le motif qui me fait agir.

Personne ne m’a jamais demande si j’avais envie de jouer au tennis, encore moins si je voulais devenir joueur professionnel. Ma mere croyait que j’etais destine a devenir predicateur. Mais elle m’a raconte que mon pere avait decide, bien avant ma naissance, que je serais joueur de tennis professionnel. Quand j’avais un an, a-t-elle ajoute, je lui ai fourni la preuve qu’il avait raison. En regardant une partie de ping-pong, je n’avais bouge que les yeux, jamais la tete. Mon pere a alors appele ma mere.

  • Regarde, dit-il, il bouge seulement les yeux. Il a un don inne.

Elle m’a raconte que quand j’etais encore au berceau, mon pere a accroche au-dessus de ma tete un mobile fait de balles de tennis, et m’a incite a les frapper a l’aide d’une raquette de ping-pong qu’il m’avait fourree dans la main. Quand j’avais trois ans, il m’a donne une raquette au manche scie et m’a dit que je pouvais taper dans tout ce que je voulais. Je me suis specialise dans les salieres, j’aimais bien les expedier a travers les carreaux. Je tapais sur le chien. Mon pere ne se mettait jamais en colere. Il y a beaucoup de choses qui le mettaient en colere, mais jamais le fait de me voir frapper n’importe quoi de toutes mes forces avec une raquette.

Quand j’avais quatre ans, il me fit jouer avec des champions de tennis qui passaient par la ville, a commencer par Jimmy Connors. Mon pere me dit que Connors etait un des meilleurs joueurs de tous les temps. Ce qui m’impressionnait le plus, c’est que Connors avait la meme coupe au bol que moi. Apres que nous eumes joue, Connors dit a mon pere qu’il etait sur que je deviendrais tres bon.

  • Je le sais deja, dit mon pere, d’un air blase. Tres bon ? Il va devenir le numero 1 mondial.

Il n’attendait pas une confirmation de Connors. Il cherchait quelqu’un avec qui je puisse m’entrainer.

Chaque fois que Connors vient a Vegas, c’est mon pere qui corde ses raquettes. C’est un maitre dans ce domaine. (Qui mieux que mon vieux peut creer et maintenir la tension necessaire ?) C’est toujours le meme scenario. Connors confie a mon pere une boite de raquettes, et huit heures plus tard mon pere et moi le retrouvons dans un restaurant du Strip. Je demande au maitre d’hotel s’il peut me conduire a la table de M. Connors. Il m’emmene dans un coin ecarte ou Connors est installe avec son entourage. Il se tient au centre, dos au mur. Je lui tends ses raquettes, avec precaution, sans dire un mot. A table, la conversation s’arrete et tout le monde m’observe. Connors prend les raquettes sans ceremonie et les depose sur une chaise. L’espace d’un instant, je me sens important, comme si je livrais des epees fraichement aiguisees a l’un des Trois Mousquetaires. Puis Connors m’ebouriffe les cheveux et fait une remarque sarcastique a propos de moi et de mon pere, et toute la tablee s’esclaffe.

Plus je progresse au tennis, moins je suis bon a l’ecole, ce qui me fait de la peine. J’aime les livres, mais ils me depassent. J’aime mes professeurs, mais je ne comprends pas grand-chose a ce qu’ils disent. Il semblerait que je n’apprenne pas, ou que je ne traite pas les faits comme les autres gamins. J’ai une excellente memoire mais des troubles de concentration. J’ai besoin qu’on m’explique les choses deux fois, trois fois. (C’est peut-etre pour cette raison que mon pere hurle toujours ses ordres deux fois ?) Par ailleurs, je sais bien que mon pere deplore chaque instant que je passe a l’ecole, puisque c’est au detriment de l’entrainement sur le court. Ne pas aimer l’ecole ou avoir de mauvais resultats semble donc une forme de loyaute a l’egard de Papa.

Certains jours, alors qu’il me conduit avec mon frere et mes srnurs a l’ecole, mon pere sourit et dit :

  • Je vous propose un marche. Au lieu de vous emmener a l’ecole, qu’est-ce que vous diriez si je vous deposais au Cambridge Racquet Club ? Vous pourriez passer la matinee a taper des balles. Qu’est-ce que vous en dites ?

Nous connaissons tres bien la reponse qu’il veut entendre. Aussi disons-nous :

  • Hourra !
  • Mais pas un mot a votre mere, dit mon pere.

Le Cambridge Racquet Club est un long batiment au toit bas situe a l’est du Strip. Il est equipe de dix courts en dur, et noye dans des relents minables de poussiere, de liniment et aussi de quelque chose d’aigre, comme un produit qui aurait depasse la date de peremption et que je ne suis jamais parvenu a identifier. Mon pere considere le Cambridge comme une sorte d’extension de notre maison. Il va rejoindre le proprietaire, M. Fong, et ils nous observent attentivement pour etre bien surs que nous jouons au lieu de perdre notre temps a bavarder ou a rire. A la fin, mon pere donne un petit coup de sifflet, un son que je reconnaitrais entre mille. Il met ses doigts dans sa bouche et souffle fort. Cela veut dire, jeu, set et match, arretez de taper et regagnez la voiture immediatement.

Mes frere et srnurs s’arretent toujours avant moi. Rita l’ainee, Philly mon grand frere, et Tami sont tous de bons joueurs de tennis. Nous sommes les von Trapp du tennis. Mais c’est moi, le plus jeune, le petit dernier, qui suis le meilleur. C’est ce que me dit mon pere, il le dit aussi a mon frere et a mes srnurs, il le dit a M. Fong : Andre est l’elu. C’est la raison pour laquelle mon pere me consacre toute son attention. Je suis le dernier grand espoir du clan Agassi. Par moments, j’apprecie ce supplement d’attention que m’accorde mon pere. Parfois, j’aimerais mieux etre invisible parce que mon pere peut etre effrayant. Mon pere fait de droles de choses.

Par exemple, il se fourre souvent le pouce et l’index dans les narines et, se raidissant contre la douleur qui lui fait venir les larmes aux yeux, il s’arrache une grosse touffe de poils noirs. Voila comment il se traite lui-meme. Ou alors, il se rase sans employer ni savon, ni creme a raser. Il se contente de frotter un rasoir jetable, a sec, sur ses joues et sa machoire, en s’ecorchant la peau. Puis il laisse le sang tomber de son visage goutte apres goutte, jusqu’a ce qu’il seche.

Quand il est stresse ou distrait, mon pere regarde le ciel en murmurant : « Je t’aime, Margaret. » Un jour j’ai demande a ma mere :

  • A qui Papa parle-t-il ? Qui est Margaret ?

Ma mere m’a raconte que, quand mon pere avait mon age, il faisait du patin sur une mare gelee et la glace a cede. Il est tombe a l’eau et s’est noye, en tout cas il a cesse de respirer pendant un long moment. Il a ete sorti de l’eau et ramene a la vie par une femme nommee Margaret. Il ne l’avait jamais vue auparavant et ne l’a plus jamais revue depuis. Mais il la revoit regulierement dans son imagination et lui parle alors, la remerciant de sa voix la plus douce. Il dit que la vision de Margaret lui tombe dessus comme une attaque. Il n’en est pas conscient quand cela se produit et n’en garde ensuite qu’un faible souvenir.

De nature violente, mon pere est toujours pret a la bagarre. Il n’arrete pas de boxer contre des ombres. Il a toujours un manche de hache dans sa voiture. Il ne sort jamais de la maison sans cacher une poignee de sel et de poivre dans chacune de ses poches, au cas ou il se retrouverait implique dans une bagarre de rue et devrait aveugler quelqu’un. Ses bagarres les plus violentes sont dirigees contre lui-meme. Il souffre de raideur chronique dans le cou, et est constamment en train d’essayer d’assouplir ses articulations en tournant avec fureur la tete de cote, ou en la secouant de haut en bas. Quand cela ne suffit pas, il se secoue comme un chien, balan§ant la tete de droite a gauche, jusqu’a ce que son cou fasse le bruit du pop-corn qui eclate. Quand ce traitement s’avere aussi inefficace que les autres, il se tourne vers le lourd sac de frappe qui est pendu a un harnais, devant la maison. Mon pere monte sur une chaise, decroche le sac et glisse son cou dans le harnais. Il renverse alors la chaise et donne des coups de pied en l’air tandis que son elan est fermement entrave par le harnais. La premiere fois que je l’ai vu faire cela, je me promenais tranquillement dans la maison quand j’ai leve les yeux. J’ai vu mon pere renverser la chaise d’un coup de pied, pendu par le cou, les chaussures a presque un metre du sol. J’etais certain qu’il venait de se tuer. J’ai couru vers lui, completement hysterique, pret a le delivrer.

En voyant l’expression de panique sur mon visage, il a aboye :

  • Mais qu’est-ce qui t’arrive, nom de Dieu ?

De tous les traits de caractere difficiles de mon pere, la fureur est le plus inquietant. Il est toujours sur le point de perdre son sang-froid, mais cela se produit generalement aux moments les plus inattendus. Pendant son sommeil, par exemple. Il boxe en revant et attrape ma mere endormie pour lui flanquer un coup de poing. En voiture, c’est la meme chose. Il y a peu de choses que mon pere aime autant que de conduire son Oldsmobile diesel verte, en reprenant les airs de sa cassette de Laura Branigan. Mais si un autre automobiliste l’enerve, s’il lui coupe la route ou s’il ose protester parce que mon pere lui a coupe la route, alors 5a se gate.

Un jour que je suis en voiture avec lui, en route vers le Cambridge, il commence a s’engueuler avec un autre conducteur. Mon pere arrete la voiture, descend, ordonne au type d’en faire autant. Comme mon pere brandit son manche de hache, le type refuse. Mon pere balance alors des coups de manche dans les phares et dans les feux arriere du type, eparpillant du verre casse un peu partout.

Une autre fois, mon pere se penche par-dessus moi pour pointer son revolver sur un autre automobiliste. Il vise en faisant reposer le canon de l’arme sur mon nez. Je regarde droit devant moi. Je ne bouge pas, je ne sais pas ce que l’autre conducteur a fait de mal, mais en tout cas cela semble aussi grave que d’envoyer la balle dans le filet. Je sens le doigt de mon pere tendu sur la detente. Puis j’entends l’autre automobiliste partir a toute vitesse et ensuite, un bruit que j’ai rarement entendu : le rire de mon pere. Il pete un cable. Je me dis que je n’oublierai jamais cet instant, mon pere se tordant de rire en tenant un revolver sous mon nez, meme si je devais vivre cent ans.

Apres avoir remis l’arme dans la boite a gants, mon pere redemarre et se tourne vers moi en m’ordonnant : « Pas un mot a ta mere ! »

Je ne comprends pas pourquoi il dit cela. Que ferait ma mere si on lui racontait la scene ? Elle n’avance jamais la moindre protestation. Peut-etre mon pere pense-t-il qu’il y a une premiere fois a tout.

Par un des rares jours de pluie de Vegas, mon pere m’emmene chercher ma mere a la sortie de son bureau. Je suis au bout de la banquette, en train de faire l’imbecile et de chanter. Mon pere prend la voie de gauche pour tourner. Un camionneur klaxonne furieusement. Mon pere a manifestement oublie de mettre son clignotant. Il fait un doigt d’honneur au camionneur. Il dresse si brusquement la main qu’il manque de me frapper au visage. Le camionneur gueule quelque chose. Mon pere l’abreuve d’un torrent d’insultes. Le camionneur pile, ouvre sa portiere. Mon pere s’arrete a son tour et bondit de la voiture.

Je rampe sur le siege arriere et suis la scene par la lunette. La pluie tombe de plus en plus dru. Mon pere s’approche du camionneur qui lui envoie un coup de poing. Mon pere se penche, devie le coup du sommet de sa tete et expedie alors a son adversaire une serie de coups incroyablement rapides, qui finit par un uppercut. Le camionneur est allonge au sol. Il est mort, j’en suis sur. En tout cas, cela ne va tarder puisqu’il est au milieu de la route et que quelqu’un va lui rouler dessus. Mon pere regagne la voiture et nous decampons. Je reste derriere et regarde le camionneur par la lunette arriere, je vois la pluie tomber a verse sur son visage inanime. Je me retourne pour regarder mon pere, qui grommelle et lance des invectives a son volant. Juste avant de recuperer ma mere, il regarde ses mains, ouvre et ferme les poings pour s’assurer que les articulations ne sont pas cassees. Puis il me regarde sur le siege arriere, droit dans les yeux, comme s’il venait de voir Margaret. Et d’une voix etrangement douce, il me dit : « Pas un mot a ta mere ! »

C’est a ces moments-la et a bien d’autres que je repense quand il me prend l’envie de dire a mon pere que je ne veux pas jouer au tennis. Outre le fait que j’aime mon pere et que je veux lui plaire, je ne veux pas l’enerver. Je n’ose pas. Il arrive des catastrophes quand mon pere est enerve. S’il dit que je vais jouer au tennis, s’il dit que je vais devenir numero 1 mondial, c’est que tel est mon destin, et je n’ai pas d’autre choix que d’approuver et d’obeir. Je ferais bien d’avertir Jimmy Connors ou n’importe qui d’autre d’en faire autant.

La route qui mene au numero 1 mondial passe par le Hoover Dam1. Alors que j’atteins tout juste mes huit ans, mon pere decide qu’il est temps d’abandonner les seances d’entrainement dans la cour avec le dragon ou les parties disputees au Cambridge, pour passer a de vrais tournois contre des gamins bien reels dans tout le Nevada, l’Arizona et la Californie. Tous les week-ends, la famille entiere s’entasse dans la voiture et on s’en va. Soit en direction du nord, sur la 95, vers Reno, soit en direction du sud en passant par Henderson, le Hoover Dam, et le desert, vers Phoenix, Scottsdale ou Tucson. L’endroit ou je deteste le plus me trouver, hormis un court de tennis, c’est dans une voiture avec mon pere. Mais tout est regle d’avance. Je suis condamne a passer mon enfance partage entre ces deux boites.

Je gagne mes sept premiers tournois dans la categorie des dix ans et moins. Mon pere ne s’en rejouit pas. Je fais simplement ce que je suis suppose faire. Sur le chemin du retour, alors que la voiture passe sur le Hoover Dam, je regarde toute cette masse d’eau coincee derriere le barrage massif. Je lis cette inscription a la base du mat du drapeau : En I’honneur de ces hommes qui ont rendu fertile cette terre desolee. Je retourne cette phrase dans ma tete. Des terres desolees. Existe-t-il une terre plus desolee que notre maison dans le desert ? Je pense a toute cette rage enfermee a l’interieur de mon pere, comme le Colorado derriere le Hoover Dam. Ce n’est qu’une question de temps avant que tout cela explose. On ne peut rien faire pour l’empecher, si ce n’est s’efforcer de grimper un peu plus haut.

Pour moi, cela veut dire gagner. Toujours gagner.

Nous allons a Morley Field, a San Diego. Je joue contre un gamin nomme Jeff Tarango, qui n’est pas tout a fait a mon niveau. Il gagne pourtant le premier set 6-4. Je suis sonne, effraye. Mon pere va me tuer. Je fonce, remporte le deuxieme set 6-0. Au debut du troisieme set, Tarango se tord une cheville. Je me mets a lui envoyer des amorties pour l’obliger a courir sur sa cheville douloureuse. En fait, il simulait. Sa cheville va tres bien. Il bondit en avant, ecrase toutes mes amorties et gagne tous les points.

Mon pere, depuis les tribunes, me crie :

  • Arrete les amorties ! Arrete les amorties !

Mais je ne peux pas m’en empecher, j’ai une strategie. Je m’y tiens.

Nous arrivons au tie-break, qui se joue en neuf points. Nous marquons tour a tour jusqu’a parvenir au score de 4 partout. Nous y sommes. Mort subite. Un point va decider de tout le match. Je n’ai encore jamais perdu et je n’ose pas imaginer la reaction de mon pere si cela m’arrive.

Je joue comme si ma vie en dependait, ce qui est le cas. Tarango doit avoir un pere dans le genre du mien parce qu’il joue exactement comme moi.

Je me concentre et expedie un revers croise fulgurant. Je frappe de maniere a en faire un coup long, mais il part de ma raquette plus fort et plus vite que je ne pensais. C’est un formidable coup gagnant, a un metre de la ligne mais bien hors de portee de Tarango. Je pousse un cri de triomphe. Tarango, debout au milieu du court, baisse la tete et se met a pleurer. Il s’avance lentement vers le filet.

Le voila qui s’arrete. Tout a coup il se retourne vers l’endroit ou la balle est tombee. Il reflechit. Il sourit.

  • Out, dit-il.

Je me fige.

  • La balle etait out, hurle Tarango.

C’est la regle chez les juniors. Ce sont les joueurs eux-memes qui servent de juges de ligne. Ils decident eux-memes si une balle est bonne ou pas et il n’y a pas d’appel. Tarango s’est dit qu’il valait mieux mentir que perdre, et il sait tres bien que personne ne peut l’en empecher. Il leve les bras en signe de victoire.

Je me mets a pleurer.

Un chahut eclate dans les tribunes, les parents se disputent, crient, en viennent presque aux mains. Ce n’est pas juste, ce n’est pas correct, mais c’est la realite. Tarango est le vainqueur, je refuse de lui serrer la main. Je m’enfuis en courant dans Balboa Park. Quand je reviens, une demi-heure plus tard, epuise d’avoir tant pleure, mon pere est furieux. Non parce que je suis parti, mais parce

 

que je n’ai pas tenu compte de ses conseils pendant le match.

— Pourquoi tu ne m’as pas ecoute ? Pourquoi tu as continue a envoyer des amorties ?

Pour une fois, je n’ai pas peur de mon pere. Peu importe qu’il soit en colere contre moi. Je le suis encore plus. Je suis furieux contre Tarango, contre Dieu, contre moi-meme. Meme si Tarango a triche, je n’aurais pas du lui donner la possibilite de le faire. Je n’aurais pas du laisser le match en arriver la. A cause de cela, je compte desormais une defaite a mon actif, et pour toujours. On ne pourra jamais rien y changer. Cette idee m’est insupportable mais je ne peux y echapper : je suis faillible. Deshonore, imparfait. Un million de balles frappees contre le dragon, et pour quel resultat ?

Apres des annees passees a ecouter mon pere fulminer contre mes defauts, une defaite a suffi pour que je reprenne a mon compte ses recriminations. J’ai interiorise mon pere, son impatience, son perfectionnisme, sa rage, au point que sa voix n’est plus tres differente de la mienne, je l’ai faite mienne, a present. Je n’ai plus besoin que mon pere me torture. A partir de ce jour, je vais m’en charger moi-meme.

 

La mere de mon pere vit avec nous. C’est une mechante vieille femme originaire d’lran, qui a sur le bout du nez une verrue de la taille d’une noix. Par moments, on ne comprend pas un mot de ce qu’elle dit parce qu’on ne peut pas detacher ses yeux de cette verrue. Cela n’a d’ailleurs aucune importance puisqu’elle est surement en train de repeter les memes mechancetes qu’elle a dites hier et avant-hier, et qu’elle les adresse probablement a mon pere. C’est, semble-t-il, la raison pour laquelle Grandma est sur terre : harceler mon pere. Il raconte qu’elle n’arretait pas de le tourmenter quand il etait gamin, et qu’elle le battait souvent. Quand il avait fait une betise, elle l’obligeait a aller a l’ecole vetu de vieilles frusques de fille. C’est pour cela qu’il a appris a se battre.

Quand elle n’est pas en train de chicaner mon pere, la vieille femme braille a propos de son vieux pays et soupire au souvenir de tous les amis qu’elle y a laisses. Ma mere dit que Grandma a le mal du pays, qu’elle est nostalgique de sa maison. La premiere fois que j’ai entendu cela, je me suis demande comment le fait de ne pas etre a la maison pouvait rendre malade. La maison, c’est la ou vit le dragon. La maison c’est l’endroit ou on doit jouer au tennis.

Si Grandma veut rentrer chez elle, je suis entierement d’accord. Je n’ai que huit ans mais je suis pret a la conduire moi-meme en voiture a l’aeroport. Elle provoque trop de tensions dans une maison qui en connait deja bien assez comme 5a. Elle rend mon pere malheureux, elle n’arrete pas de nous donner des ordres, a mes frere et srnurs et a moi, et elle s’est lancee dans une etrange competition avec ma mere. Celle-ci m’a raconte que lorsque j’etais bebe, elle est entree un jour dans la cuisine et a trouve Grandma en train de me donner le sein. Depuis ce jour, les rapports entre les deux femmes n’ont plus jamais ete simples.

Il y a tout de meme un aspect positif dans le fait que Grandma vive avec nous. Elle raconte des histoires sur mon pere, sur son enfance, et parfois cela eveille des souvenirs chez mon pere et l’amene a s’epanouir un peu. Sans Grandma, nous ne saurions pas grand-chose du passe de mon pere qui fut triste et solitaire, et qui permet de comprendre un peu sa conduite etrange et ses acces de fureur — d’une certaine fa§on.

  • Oh ! fait Grandma en soupirant, nous etions pauvres. Vous ne pouvez pas imaginer a quel point. Et nous avions faim, dit- elle en se frottant l’estomac. Nous n’avions rien a manger, pas d’eau courante ni d’electricite. Et pas le moindre meuble.
  • Ou est-ce que vous dormiez ?
  • Par terre, dans la poussiere ! Tous entasses dans une piece minuscule. Dans un vieil immeuble construit autour d’une cour pleine de saletes. Avec, dans un coin de la cour, un trou qui servait de toilettes pour tous les habitants.

Mon pere intervient :

  • Les choses se sont ameliorees apres la guerre. Toutes les nuits, les rues etaient pleines de soldats americains et britanniques. Je les aimais bien.
  • Pourquoi aimais-tu les soldats ?
  • Ils me donnaient des bonbons et des chaussures.

Ils lui ont aussi fait cadeau de l’anglais. Le premier mot que mon pere a appris des GI fut « Victoire ». Ils en parlaient sans cesse, dit-il, de la Fictoire.

  • Waouh ! qu’est-ce qu’ils etaient grands, ajoute-t-il, et forts ! Je les suivais partout, je les observais, je les etudiais, et un jour je les ai suivis jusqu’a l’endroit ou ils passaient tout leur temps libre, un parc dans les bois avec deux courts de tennis en terre battue.

Il n’y avait pas de cloture autour des courts, et les balles se perdaient sans arret. Mon pere courait apres et les rapportait aux soldats comme un chien dresse, jusqu’au jour ou ils ont fait de lui leur ramasseur de balles officiel. Et, plus tard, leur gardien de court attitre.

  • Tous les jours, je balayais, j’arrosais les courts et j’y passais un lourd rouleau. Je repeignais les lignes blanches. Quel boulot ! J’utilisais de la craie diluee, raconte mon pere.
  • Combien est-ce qu’ils te payaient ?
  • Payer ? Rien du tout ! Ils m’avaient offert une raquette de tennis. Bonne pour le rebut. Un vieux truc en bois tendu de cordes d’acier. Mais je l’aimais bien. Je passais des heures avec cette raquette a renvoyer une balle contre un mur de briques, tout seul.
  • Pourquoi tout seul ?
  • Personne d’autre ne jouait au tennis, en Iran.

 

Mon pere, Mike, poids coq de dix-huit ans.

 

 

Le seul sport qui pouvait offrir a mon pere des adversaires en quantite etait la boxe. Il commen£a par tester son coup de poing dans d’innombrables bagarres de rue, puis a l’adolescence il entra dans un club et se forma aux techniques classiques de la boxe. Un talent inne, disaient de lui les entraineurs. Rapide des mains, agile sur ses jambes et ayant un compte a regler avec le monde. Sa rage, si penible a supporter pour nous, etait un atout sur le ring. Il decrocha une place au sein de l’equipe olympique iranienne, dans la categorie des poids coq, et participa aux Jeux de 1948 a Londres. Quatre ans plus tard, il prenait part aux Jeux d’Helsinki. Il ne brilla ni aux uns ni aux autres.

— Les arbitres, marmonnait-il. Tous des vendus. Tout etait decide, regle. Le monde en avait contre l’lran. Mais, bonhomme, ajoutait-il, ils vont peut-etre remettre le tennis dans la liste des sports olympiques. Et alors mon fils gagnera une medaille d’or, et tout rentrera dans l’ordre.

Une pression supplementaire a rajouter a mon lot de pressions quotidiennes.

Apres avoir decouvert quelques aspects du vaste monde, apres avoir participe aux jeux Olympiques, mon pere ne pouvait pas regagner cette petite piece unique au sol poussiereux, aussi quitta-t-il l’lran en douce. Il falsifia son passeport et prit un vol pour New York sous un faux nom. Il passa seize jours a Ellis Island puis monta dans un bus pour Chicago, ou il americanisa son nom. Emmanuel devint Mike. Le jour, il travaillait comme gar§on d’ascenseur dans un des grands hotels de la ville. La nuit, il boxait.

Son entraineur a Chicago etait Tony Zale, celebre pour le role qu’il avait joue dans l’une des rivalries les plus sanglantes de l’histoire de la boxe, une saga en trois combats qui l’avait oppose a Rocky Graziano. Zale faisait beaucoup de compliments a mon pere, il lui disait qu’il avait du talent brut a revendre, mais il l’engageait a frapper plus fort. « Frappe plus fort, criait Zale a mon pere tandis qu’il martelait de coups le sac d’entrainement. Frappe plus fort. Chaque coup que tu donnes, donne-le de toutes tes forces. »

Avec Zale au coin du ring, mon pere remporta les Golden Gloves de Chicago, puis il gagna le droit de participer a un combat d’ouverture au Madison Square Garden. Son heure de gloire. Mais le soir du combat, l’adversaire de mon pere tomba malade. Les organisateurs se demenerent pour tenter de lui trouver un rempla§ant. Ils en denicherent un, parfait, un bien meilleur boxeur et surtout un poids welter. Mon pere donna son accord pour le combat, mais peu de temps avant que la cloche sonne le debut du match, il eut la frousse. Il se faufila dans les toilettes, se glissa par la fenetre en grimpant sur la lunette et reprit le train pour Chicago.

Filer en douce d’Iran, filer en douce du Madison Square Garden. Monsieur mon pere est un roi de l’esquive. Mais il n’y a pas moyen de lui echapper.

Mon pere disait que quand il boxait, il voulait toujours encaisser le meilleur coup de son adversaire. Il me l’expliqua un jour sur le court :

— Quand tu sais que tu viens d’encaisser le meilleur coup de ton adversaire, que tu tiens toujours debout et que l’autre gars le sait aussi, tu lui fais perdre tout son courage. Au tennis, ajouta-t-il, c’est la meme chose. Attaque l’autre sur son point fort. Si c’est un serveur, retire-lui son service. S’il joue tout en puissance, frappe plus fort que lui. S’il est fier de son long revers, pousse-le dans cette voie jusqu’a ce qu’il hai’sse son revers.

Mon pere avait un terme special pour designer cette strategie d’opposition frontale. Il appelait cela provoquer une cloque dans le cerveau de l’adversaire. Avec ce genre de strategie et cette philosophie brutale, il m’a marque pour la vie. Il a fait de moi un boxeur equipe d’une raquette de tennis. Bien plus : dans la mesure ou la plupart des joueurs sont fiers de leur service, mon pere, lui, a fait de moi un retourneur, un renvoyeur de balles.

De temps en temps, mon pere lui aussi a le mal du pays. C’est surtout son frere aine, Isar, qui lui manque. Un jour, promet-il, votre oncle Isar s’evadera d’lran tout comme je l’ai fait.

Mais d’abord, Isar doit faire sortir discretement son argent. L’Iran est en train de s’ecrouler, explique mon pere. La revolution menace. Le gouvernement chancelle. C’est pour cela qu’ils surveillent tout le monde. Pour s’assurer que les gens ne vident pas leur compte en banque en prevision de leur depart. Oncle Isar a donc secretement entrepris de convertir petit a petit son argent en bijoux, qu’il cache ensuite dans des paquets a notre intention. On dirait que c’est ^ё! chaque fois qu’un colis enveloppe de papier brun de l’oncle Isar arrive a la maison. On s’assoit sur le plancher du salon, on coupe la ficelle, on dechire le papier et on pousse des cris quand on decouvre, dissimules sous une pile de biscuits ou caches a l’interieur d’un cake aux fruits, des diamants, des emeraudes et des rubis. Les colis de l’oncle Isar nous parviennent regulierement, a quelques semaines d’intervalle, jusqu’a l’arrivee d’un tres gros paquet : l’oncle Isar, en personne. Il est la sur le seuil de la porte, tout souriant.

  • Tu dois etre Andre.
  • Je suis ton oncle.

Il tend la main et m’effleure la joue.

Il est le portrait crache de mon pere mais sa personnalite est l’exact oppose de celle de ce dernier. Mon pere est vehement, austere et toujours plein de rage. Oncle Isar parle d’une voix douce, il est patient et drole. En plus c’est un genie, il etait ingenieur en Iran. Il m’aide tous les soirs a faire mes devoirs. Quel soulagement par rapport aux penibles seances sous la direction de mon pere. La fa§on qu’a mon pere d’enseigner quelque chose consiste a l’expliquer une fois, puis une seconde fois, puis a gueuler en vous traitant d’idiot de ne pas avoir compris du premier coup. Oncle Isar explique une premiere fois, puis il sourit et il attend. Si on ne comprend pas, aucun probleme. Il recommence encore plus lentement. Il a tout son temps.

J’observe oncle Isar tandis qu’il se deplace dans les pieces et les couloirs de notre maison. Je le suis tout comme mon pere suivait les soldats americains et britanniques. Je me familiarise avec oncle Isar et j’apprends a le connaitre. J’adore m’accrocher a ses epaules et me balancer a son bras. Lui aussi aime 5a. Il aime se bagarrer, etre attaque ou chatouille par ses neveux et nieces. Tous les soirs, je me cache derriere la porte d’entree et je bondis au moment ou oncle Isar rentre a la maison, parce que 5a le fait rire. Ses eclats de rire sont exactement le contraire des bruits qui sortent du dragon.

Un jour, oncle Isar se rend au magasin pour acheter quelques bricoles. Je compte les minutes. Enfin la barriere s’ouvre et se referme avec un claquement, ce qui veut dire qu’il me reste exactement douze secondes avant qu’oncle Isar franchisse la porte. C’est toujours le temps que 5a prend, douze secondes, pour aller de la barriere jusqu’a la porte. Je rampe, je compte jusqu’a douze et quand la porte s’ouvre, je bondis.

Updated: 29 августа, 2022 — 10:44

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