Ce n’est pas oncle Isar. C’est mon pere. Surpris, il gueule, fait un pas en arriere et balance un coup de poing. Meme s’il n’y a mis qu’une petite partie de sa force, son crochet du gauche frappe ma joue rouge de honte et m’envoie valdinguer. Il y a un instant, j’etais tout excite et joyeux, l’instant d’apres me voici etale au sol.

Mon pere se dresse devant moi, furibond.

  • Putain, qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? File dans ta chambre.

Je cours dans ma chambre et me jette sur mon lit. Je reste allonge la, tout tremblant. Je ne sais pas combien de temps. Une heure ? Trois ? A la fin, la porte s’ouvre et j’entends mon pere.

  • Attrape ta raquette. Viens sur le court.

Il est l’heure de combattre le dragon.

Je tape des balles pendant une demi-heure. J’ai mal a la tete et les yeux pleins de larmes.

  • Frappe plus fort, dit mon pere. Mais bon Dieu, frappe plus fort. Et pas dans ce foutu filet.

Je me retourne et regarde mon pere en face. La nouvelle balle que m’envoie le dragon, je la frappe de toutes mes forces et l’expedie tres haut, par-dessus la cloture. Je vise les faucons et je ne cherche meme pas a faire croire que c’est par accident. Mon pere me jette un regard noir. Il fait un pas vers moi, l’air mena§ant. Il va me balancer moi aussi par-dessus la cloture. Mais tout a coup il s’arrete, m’insulte et me previent que j’ai interet a disparaitre de sa vue.

Je cours dans la maison et trouve ma mere allongee sur son lit en train de lire un roman d’amour, ses chiens couches a ses pieds. Elle adore les animaux et notre maison ressemble a la salle d’attente du Dr Dolittle. Des chiens, des oiseaux, des chats, des lezards, et meme un rat miteux repondant au nom de Lady Butt. J’attrape un des chiens et le balance a travers la piece, sans tenir compte de ses jappements indignes, puis je cache ma tete contre le bras de ma mere.

  • Pourquoi Papa est-il si mechant ?
  • Qu’est-ce qui s’est passe ?

Je lui raconte. Elle me caresse les cheveux en me disant que mon pere ne sait pas faire autrement.

  • Pa a ses fa§ons bien a lui, dit-elle. D’etranges fa§ons. Ce que nous devons retenir, c’est que Pa veut toujours le meilleur pour nous, d’accord ?

Une partie de moi est reconnaissante envers ma mere pour son calme imperturbable. Mais une autre partie de moi, dont je repugne a reconnaitre l’existence, se sent trahie. Le calme signifie parfois la faiblesse. Elle ne s’oppose jamais, ne resiste jamais, elle ne s’interpose jamais entre nous, les enfants, et notre pere. Elle devrait lui dire de se calmer, de prendre les choses plus a la legere, lui faire comprendre que le tennis n’est pas la vie.

Mais ce n’est pas dans sa nature. Mon pere derange le calme, ma mere le maintient. Tous les matins, elle se rend a son bureau, elle travaille pour l’Etat du Nevada, dans son tailleur-pantalon fonctionnel, et tous les soirs elle rentre a la maison a six heures, epuisee, sans jamais emettre la moindre plainte. Avec sa derniere parcelle d’energie, elle prepare le diner. Puis elle va s’allonger avec ses animaux et un livre, ou bien, ce qu’elle prefere par-dessus tout, un puzzle.

Parfois, mais c’est vraiment exceptionnel, elle perd patience, et quand cela lui arrive, c’est grandiose. Un jour, mon pere lui a fait remarquer que la maison etait mal tenue. Ma mere est allee vers le placard, elle en a sorti deux paquets de cereales et les a agites a bout de bras comme des drapeaux, eparpillant des corn flakes et des graines un peu partout. Elle criait :

  • Tu veux que le menage soit bien fait ? Fais-le toi-meme !

L’instant d’apres, elle se consacrait calmement a un de ses puzzles.

Ce qu’elle aime particulierement, ce sont les puzzles de Norman Rockwell. On trouve toujours sur la table de la cuisine une de ses scenes idylliques de la vie familiale, a moitie achevee. Je ne comprends pas le plaisir que ma mere trouve dans ces puzzles. Un tel desordre en miettes, tout ce chaos, comment cela peut-il etre synonyme de detente ? Cela me fait penser que ma mere et moi avons des caracteres opposes. Et pourtant, tout ce que j’ai de tendre en moi, tout l’amour ou la compassion que j’ai pour les gens doit me venir de ma mere.

Allonge contre elle tandis qu’elle continue de me caresser les cheveux, je me dis qu’il y a tant de choses chez elle que je ne parviens pas a comprendre, et que tout cela semble decouler du mari qu’elle a choisi. Je lui demande comment, pour commencer, elle s’est retrouvee avec un type comme mon pere. Elle a un petit rire las.

  • C’etait il y a bien longtemps, dit-elle. A Chicago. Un ami d’ami avait dit a ton pere : « Tu devrais rencontrer Betty Dudley. Elle est tout a fait ton genre. Et reciproquement. » Un soir, ton pere m’a donc telephone au Girls Club ou je louais une chambre meublee. Nous avons parle longtemps, tres longtemps, et ton pere m’a semble tres doux.
  • Doux ?
  • Je sais, je sais. Mais c’etait pourtant le cas. J’ai donc accepte de le rencontrer. Il est arrive le lendemain au volant d’une superbe Volkswagen flambant neuve. Il m’a emmenee faire un tour en dehors de la ville, dans aucun endroit en particulier, on a simplement roule au hasard et il m’a raconte son histoire. Puis on s’est arrete pour manger un morceau et a mon tour je lui ai raconte la mienne.

Ma mere a raconte a mon pere son enfance a Danville dans l’Illinois, a cent vingt kilometres de Chicago, la petite ville ou Gene Hackman, Donald O’Connor et Dick Van Dike avaient grandi. Elle lui a explique ce que c’etait que d’avoir une srnur jumelle. Elle lui a parle de son pere, un professeur d’anglais grognon, maniaque de la perfection de la langue. Avec son anglais approximatif, mon pere a du se sentir mal. Mais le plus probable, c’est qu’il n’a meme pas entendu. J’imagine mon pere incapable d’ecouter ce que disait ma mere lors de leur premier rendez-vous. Il devait etre hypnotise par sa flamboyante chevelure auburn et ses yeux bleus. J’ai vu des photos. Ma mere etait d’une beaute exceptionnelle. Je me demande s’il etait fascine par ses cheveux parce qu’ils etaient de la couleur d’un court de tennis en terre battue. Ou peut-etre l’etait-il par sa taille. Elle mesurait quelques centimetres de plus que lui. J’imagine qu’il a vu la une sorte de defi.

Ma mere raconte qu’au bout de huit semaines de bonheur seulement mon pere est parvenu a la convaincre qu’ils devaient unir leurs destins. Ils se sont eloignes du pere grognon et de la srnur jumelle pour se marier. Ensuite, ils ont continue a fuir. Mon pere l’a d’abord emmenee a Los Angeles, puis, quand ils ont eu du mal a trouver du travail, il lui a fait traverser le desert en direction d’une nouvelle ville de jeux en pleine expansion. Ma mere a decroche un emploi aupres du gouvernement de l’Etat, et mon pere a ete engage au Tropicana Hotel pour donner des le§ons de tennis. Cela ne rapportait pas suffisamment et il a ete oblige de trouver un deuxieme boulot comme maitre d’hotel au Landmark Hotel. Puis il a degote au Grand Casino MGM un travail qui lui a pris tellement de temps qu’il a du abandonner ses deux autres boulots.

Mes parents, Mike et Betty Agassi, felines maries a Chicago en 1959.

 

Pendant les dix premieres annees de leur manage, mes parents ont eu trois enfants.

Puis, en 1969, ma mere a du etre hospitalisee a cause de violentes douleurs d’estomac. Le docteur a affirme qu’il fallait pratiquer une hysterectomie. Mais une deuxieme serie d’examens a demontre qu’elle etait enceinte. De moi. Je suis ne le 29 avril 1970 au Sunrise Hospital, a trois kilometres du Strip. Mon pere m’a prenomme Andre Kirk Agassi, d’apres le nom de ses patrons au casino. Etaient-ils amis ? Est-ce qu’il les admirait ? Leur devait-il de l’argent ? Ma mere n’en sait rien. Et ce n’est pas le genre de question qu’on peut poser directement a mon pere. On ne peut rien lui demander directement. J’ai donc classe cette affaire avec les autres choses que j’ignore a propos de mes parents, toutes ces pieces qui manquent toujours au puzzle que constitue mon existence.

Mon pere travaille dur, il passe de longues heures a bosser la nuit au casino, mais sa vie c’est le tennis, c’est ce qui le pousse a se lever le matin. Ou qu’on soit dans la maison, on peut voir un peu partout des signes manifestes de son obsession. A part la cour et le dragon, il y a aussi le laboratoire de mon pere, accessoirement notre cuisine. La machine a corder de mon pere et ses outils y occupent la moitie de la table. (Le dernier puzzle de Norman Rockwell auquel travaille ma mere en occupe l’autre moitie, deux obsessions rivalisant pour l’espace de cette piece encombree.) Sur le plan de travail, on trouve des tas de raquettes dont certaines ont ete sciees en deux pour que mon pere puisse en etudier les boyaux. Il veut tout savoir sur le tennis, absolument tout, ce qui revient a en dissequer les divers elements. Il est toujours en train de tenter une experience sur telle ou telle piece de l’equipement. Recemment, par exemple, il s’est mis a utiliser de vieilles balles de tennis pour prolonger la vie de nos souliers. Quand la semelle commence a etre usee, mon pere coupe une balle de tennis en deux et en fixe une moitie sous chaque chaussure.

Je dis a Philly :

— Ce n’est pas assez de vivre dans un laboratoire voue au tennis, il faut en plus qu’on porte des balles de tennis aux pieds ?

Je me demande pourquoi mon pere aime le tennis. Encore une question que je ne peux pas lui poser directement. Et pourtant, il laisse deviner quelques indices. Il parle souvent de la beaute du jeu, c’est un equilibre parfait entre puissance et strategie. En depit de sa vie imparfaite, ou peut-etre justement a cause de cela, mon pere aspire a la perfection. La geometrie et les mathematiques sont ce qui permet aux hommes de se rapprocher le plus de la perfection, et le tennis est uniquement une question d’angles et de chiffres. Etendu dans son lit, mon pere imagine un court de tennis dessine au plafond. Il affirme qu’il le voit vraiment et que sur ce plafond il joue d’innombrables matchs imaginaires. On se demande comment il lui reste encore assez d’energie pour aller au travail.

Au casino, le travail de mon pere consiste a placer les clients lors des spectacles. Par ici, Monsieur Johnson. Ravi de vous revoir, Mademoiselle Jones. La MGM lui donne un petit salaire mais il gagne le reste en pourboires. Nous vivons de ces pourboires, ce qui rend notre vie imprevisible. Il y a des soirs ou mon pere rentre a la maison les poches gonflees de billets. D’autres fois, ses poches sont parfaitement plates. De toute fa§on, quoi qu’il en sorte, si peu que ce soit, c’est soigneusement compte, empile et range dans le coffre familial. C’est eprouvant de ne jamais savoir a l’avance le montant de ce que Papa va etre capable de mettre dans le coffre.

Mon pere adore l’argent et ne cherche pas a le cacher, il affirme qu’on peut en gagner beaucoup grace au tennis. C’est manifestement une des principales raisons de son amour pour ce sport. C’est, selon lui, ce qui permet d’acceder le plus rapidement possible au reve americain. Il m’emmene a l’Alan King Tennis Classic et nous admirons une superbe femme deguisee en Cleopatre, portee jusqu’au court central par quatre athletes a moitie nus, revetus d’une courte toge et suivis d’un homme habille en Cesar qui pousse une brouette pleine de dollars d’argent. C’est le premier prix destine au vainqueur du tournoi. Mon pere, comme ivre, contemple l’eclat argente qui brille au soleil de Vegas. C’est cela qu’il veut. C’est ce qu’il veut que je gagne.

Peu apres ce jour fatidique, alors que j’ai presque neuf ans, il parvient en resquillant a me faire inscrire comme ramasseur de balles au tournoi Alan King. Mais je me moque bien de ses dollars d’argent, ce que je veux c’est une Cleopatre miniature. Elle s’appelle Wendi. Elle fait partie des ramasseuses de balles, elle a environ mon age et c’est une veritable apparition, dans son uniforme bleu. Je l’aime des le premier instant, de tout mon crnur et de maniere tres romantique. La nuit, je reste eveille a contempler son image au plafond.

Au cours des matchs, tandis que nous nous croisons en courant le long du filet, je lui adresse mon plus beau sourire et essaie d’attirer les siens. A la pause, je lui achete des Cocas et je m’efforce de l’impressionner par mes connaissances en tennis.

Le tournoi Alan King attire beaucoup de vedettes et mon pere essaie de convaincre la plupart d’entre elles d’echanger quelques balles avec moi. Certains se font moins prier que d’autres. Borg fait comme s’il etait ravi d’accepter. Connors a manifestement envie de refuser, mais ne peut pas le faire parce que mon pere est son cordeur. Ilie Nastase essaie de refuser, mais mon pere fait semblant d’etre sourd. Vainqueur de Wimbledon et de Roland-Garros, numero 1 mondial, Nastase a mieux a faire mais il decouvre rapidement qu’il est pratiquement impossible de refuser quelque chose a mon pere. L’homme est implacable.

Л hiiit ans, j’echange quelques balles avec mon idole Bjorn Borg.

 

Tandis que nous echangeons des balles, Nastase et moi, Wendi nous observe, placee pres du filet. Je suis nerveux et Nastase s’ennuie manifestement, jusqu’au moment ou il remarque Wendi.

— He, dit-il. C’est ta petite amie, Snoopy ? Est-ce que cette jolie petite personne est ton amoureuse ?

Je m’arrete. Je devisage Nastase. Je veux frapper ce gros Roumain stupide sur le nez, meme s’il fait soixante centimetres de plus que moi et cinquante kilos de plus. C’est deja assez desagreable qu’il m’appelle Snoopy, mais s’il se permet en plus de parler de Wendi de maniere aussi cavaliere ! Des spectateurs se sont masses autour de nous, au moins deux cents personnes. Nastase se met a blaguer avec la foule, il ne cesse de m’appeler Snoopy et de me taquiner a propos de Wendi. Et moi qui croyais que mon pere etait implacable. Le moins que je puisse souhaiter, c’est d’avoir le courage de dire : « Monsieur Nastase, vous m’embarrassez, arretez s’il vous plait. » Mais la seule chose dont je sois capable, c’est de taper toujours plus fort. Frappe plus fort. Puis Nastase fait une nouvelle remarque moqueuse a propos de Wendi et je craque, je n’en peux plus. Je lache ma raquette et m’enfuis du court. Va te faire voir, Nastase.

Mon pere contemple la scene, bouche bee. Il n’est pas fache, il n’est pas embarrasse — il est incapable d’etre embarrasse. Il reconnait la ses propres genes qui agissent en moi. Je ne pense pas l’avoir jamais vu plus fier qu’a ce moment-la.

En plus des matchs d’exhibition avec des joueurs classes, mes demonstrations publiques relevent pour la plupart de l’arnaque. J’ai une technique tres au point pour duper les nigauds. Pour commencer, je choisis un court tres en vue ou je commence tout seul a envoyer des balles. Quand un jeune joueur culotte ou un type un peu emeche passe par la, je l’invite a jouer avec moi. Puis je me laisse battre a plate couture. Sur un ton pitoyable, je lui propose alors de jouer pour un dollar. Ou cinq peut-etre ? Avant qu’il comprenne ce qui lui arrive, j’en suis a la balle de match et je rafle vingt dollars. De quoi offrir des Coca a Wendi pendant un mois.

C’est Philly qui m’a appris cela. Il donne des le§ons de tennis et pousse souvent ses eleves a mettre en jeu le prix de la le§on, puis a doubler la mise. « Mais toi, Andre, me dit-il, avec ta taille et ton jeune age, tu devrais ramasser du fric a la pelle. » Il m’aide a mettre au point ma tactique et a la roder. De temps en temps, je me dis que je suis le seul a penser que je triche, que les gens sont contents de casquer pour le spectacle. Plus tard, ils pourront se vanter aupres de leurs amis d’avoir vu un phenomene de neuf ans qui ne perd jamais.

Je ne parle pas a mon pere de mes affaires paralleles. Non pas qu’il trouverait cela mal. Il adore une bonne arnaque. C’est juste que je n’ai pas envie de parler de tennis avec mon pere plus qu’il n’est necessaire. Mais un beau jour, mon pere se lance dans sa propre arnaque. Cela se passe au Cambridge. Alors que nous entrons, mon pere me montre un homme en train de parler avec M. Fong.

  • C’est Jim Brown, me murmure mon pere. Le meilleur joueur de football de tous les temps.

C’est un enorme bloc de muscles, qui porte des tennis blanches et des chaussettes montantes. Je l’ai deja vu au Cambridge. Quand il ne joue pas au tennis pour de l’argent, il joue au backgammon ou aux des, toujours moyennant finance. Tout comme mon pere, M. Brown ne cesse de parler d’argent. Pour le moment, il se plaint aupres de M. Fong a propos d’un match retribue qui a ete annule. Il devait jouer contre un adversaire qui ne s’est pas presente. M. Brown en fait toute une histoire a M. Fong.

  • Je suis venu pour jouer, dit-il, et je veux jouer.

Mon pere s’avance.

  • Vous cherchez un adversaire ?
  • Mon fils Andre va jouer contre vous.
  1. Brown se retourne. Il me regarde puis, s’adressant a mon pere :
  • Je ne joue pas contre un gosse de huit ans.
  • Neuf ? Oh ! Tres bien. Je ne m’en etais pas aper§u.
  1. Brown eclate de rire. Quelques personnes qui ont entendu rigolent aussi.

Je vois bien que M. Brown ne prend pas mon pere au serieux. Grossiere erreur. Allez donc demander au camionneur etendu au milieu de la route. Je ferme les yeux et je le revois, le visage degoulinant de pluie.

  • Ecoutez, dit M. Brown, je ne joue pas pour m’amuser, OK, je joue pour de l’argent.
  • Mon fils va jouer pour de l’argent.

Je sens un flot de sueur m’envahir les aisselles.

  • Ah ouais ? Combien ?

Mon pere rit et declare :

  • Je mets en jeu ma putain de maison.
  • Je n’ai pas besoin de votre maison, repond monsieur Brown. J’en ai deja une. Disons plutot dix mille dollars.
  • D’accord, dit mon pere.

Je me dirige vers le court.

  • Doucement, dit M. Brown, je voudrais d’abord voir l’argent.
  • Je vais a la maison et je le rapporte, dit mon pere, je n’en ai pas pour longtemps.

Mon pere se rue vers la sortie. Je m’assois et je me l’imagine en train d’ouvrir son coffre, d’en sortir des liasses de billets, tous ces pourboires que je l’ai vu recompter pendant des annees, toutes ces nuits de travail penible. Et il est en train de tout miser sur moi. Je sens un poids dans ma poitrine. Je suis fier, bien sur, de penser que mon pere a une telle confiance en moi. Mais surtout je suis effraye. Que va-t-il m’arriver si je perds, que va-t-il arriver a mon pere, a ma mere, a mon frere et mes srnurs, sans parler de Grandma et de l’oncle Isar ?

Il m’est deja arrive de jouer sous une telle pression lorsque mon pere, sans prevenir, me choisissait un adversaire et m’ordonnait de le battre. Mais il s’agissait toujours d’un autre gamin et il n’y avait pas d’argent en jeu.

Ce genre de situation se produit generalement en plein milieu de l’apres-midi. Mon pere me tire de ma sieste et hurle : « Attrape ta raquette. Il y a quelqu’un que tu dois battre. » Il ne s’est jamais dit que j’etais epuise apres une matinee passee a me battre contre le dragon, que les gamins de neuf ans ne font generalement pas la sieste. Je frotte mes yeux tout ensommeilles, je sors et je decouvre un etrange gamin, quelque prodige venu de Floride ou de Californie, qui est de passage en ville. Ils sont toujours plus ages et plus grands que moi, comme ce punk qui vient de debarquer a Vegas, qui a entendu parler de moi et est venu sonner a notre porte. Il a une Rossignol blanche et la tete comme une citrouille. Il a au moins trois ans de plus que moi et il sourit d’un air dedaigneux quand il me voit sortir de la maison, parce que j’ai l’air si petit. Meme apres l’avoir battu, meme apres avoir balaye ce sourire de son visage, il m’a fallu des heures pour me calmer, pour me debarrasser de l’impression que je venais de marcher sur une corde raide tendue au- dessus du Hoover Dam.

Mais avec M. Brown, c’est une tout autre affaire, et pas seulement parce que les economies de la famille sont en jeu. M. Brown a manque de respect a mon pere et mon pere ne peut pas le frapper. Il faut que ce soit moi qui le fasse. Ce n’est pas seulement d’argent dont il est question ici. Il est question de respect, de virilite et d’honneur, et cela contre le meilleur joueur de football de tous les temps. J’aimerais mieux me retrouver en finale a Wimbledon. Contre Nastase. Et avec Wendi pour ramasser les balles.

Tout doucement, je m’aper§ois que M. Brown est en train de m’observer. Il me fixe. Il vient vers moi et se presente, me serre la main. Sa grosse main calleuse. Il me demande depuis combien de temps je joue, combien de matchs j’ai gagnes, combien j’en ai perdus.

  • Je ne perds jamais, dis-je tranquillement.

Ses yeux se retrecissent.

  1. Fong emmene M. Brown a l’ecart et lui dit :
  • Ne fais pas cela, Jim.
  • C’est l’autre type qui veut 5a, murmure M. Brown. Cet imbecile avec son fric.
  • Tu ne comprends pas, dit M. Fong. Tu vas perdre, Jim.
  • Tu deconnes, ce n’est qu’un gamin.
  • Pas n’importe quel gamin.
  • T’es cingle.
  • Ecoute-moi, Jim. J’aime bien que tu viennes ici. Tu es un ami et c’est bon pour les affaires de t’avoir dans mon club. Mais quand tu auras perdu dix mille dollars contre ce gamin, tu seras furieux et tu n’auras peut-etre plus envie de venir par ici.
  1. Brown se retourne pour m’examiner des pieds a la tete, comme si quelque chose lui avait echappe la premiere fois. Il revient vers moi et se met a me questionner.
  • Tu joues beaucoup ?
  • Tous les jours.
  • Non, combien de temps tu joues chaque fois ? Une heure, deux ?

Je vois ou il veut en venir. Il veut savoir combien de temps je peux resister a la fatigue. Il essaie de me jauger, de prevoir sa strategie.

Mon pere est de retour. Il tient une liasse de billets de cent a la main. Il les agite en l’air. Tout a coup, M. Brown change d’avis.

  • Voila ce qu’on va faire, dit M. Brown a mon pere. On va jouer deux sets et fixer le montant qu’on parie sur le troisieme.
  • Comme vous voudrez.

On joue sur le court numero 7, pres de la porte. Une foule s’est rassemblee et ils m’acclament a grands cris quand je remporte le premier set 6-3. M. Brown secoue la tete. Il parle tout seul. Il lance sa raquette par terre. Il n’est pas tres heureux, nous sommes donc deux dans le meme cas. Non seulement je pense, violant la regle imperative de mon pere, mais en plus mon esprit s’affole. J’ai l’impression que je vais devoir interrompre le jeu a tout instant parce que j’ai envie de vomir.

Pourtant, je gagne le deuxieme set 6-3.

  1. Brown est furieux, a present. Il se laisse tomber a genoux, relace ses chaussures.

Mon pere s’approche de lui.

  • Alors, dix mille ?
  • Non, fait M. Brown. Si on se contentait de cinq cents dollars ?
  • Comme vous voudrez

Je me detends. Mon inquietude disparait. J’ai envie de danser le long de la ligne en sachant que je ne vais pas devoir jouer pour dix mille dollars. Je vais pouvoir jouer librement sans me soucier des consequences. Sans penser.

  1. Brown, par contre, reflechit davantage et joue de maniere moins decontractee. Il se met tout a coup a s’agiter, a lancer des amorties, des lobs en chandelle, a envoyer la balle dans les coins, a multiplier les effets lateraux, les rebonds et toutes sortes de coups pervers. Il essaie aussi de me faire courir, en avant, en arriere, pour tenter de m’epuiser. Mais je suis tellement soulage de ne pas

jouer pour le contenu entier du coffre de mon pere que je suis inepuisable. Je ne peux pas perdre. Je bats M. Brown 6-2.

Le visage degoulinant de sueur, il tire de sa poche un portefeuille et en sort cinq billets tout neufs. Il les tend a mon pere et se tourne vers moi.

  • Tres bon jeu, fiston.

Il me serre la main. Ses cals sont encore plus rugueux, grace a moi.

Il me demande quels sont mes buts, mes reves. Je m’apprete a lui repondre mais mon pere me coupe la parole.

  • Il va devenir numero 1 mondial.
  • Je ne prendrai pas de pari contre lui, dit M. Brown.

Peu de temps apres avoir battu M. Brown, je joue un match d’entrainement contre mon pere au Caesars. Je mene 5-2, service a suivre. Je n’ai jamais battu mon pere et il a l’air de quelqu’un qui va perdre bien plus que dix mille dollars.

Brusquement, il quitte le court.

— Ramasse tes affaires, dit-il. On s’en va.

Il ne veut pas continuer. Il prefere se defiler que perdre contre son fils. Au fond de moi, je comprends que c’est la derniere fois que nous jouons ensemble.

Tandis que je range mon sac et que je remets ma raquette dans sa housse, j’eprouve une joie bien plus grande que lorsque j’ai battu M. Brown. C’est la plus belle victoire de ma vie, et il me sera difficile de jamais faire mieux. Pour moi, cette victoire vaut bien plus qu’une brouette remplie de dollars d’argent, avec les bijoux d’oncle Isar par-dessus. C’est la victoire qui obligera mon pere a s’eloigner de moi.

 

J’ai dix ans et je participe au tournoi national. Deuxieme tour. Je perds lourdement contre un gars plus age qui est considere comme le meilleur du pays. Cela ne me console nullement. Pourquoi cela fait-il si mal de perdre ? Comment une chose peut-elle faire aussi mal ? Je quitte le court, je voudrais etre mort. Je titube jusqu’au parking. Pendant que mon pere rassemble nos affaires et salue les autres parents, je monte dans la voiture et je pleure.

Le visage d’un homme apparait a la vitre. Un Noir. Souriant.

  • He ! toi, dit-il, je m’appelle Rudy.

Le meme prenom que le gars qui a aide mon pere a construire le court de tennis dans la cour. Etrange.

  • Comment tu t’appelles ?

Il me serre la main.

  • Ravi de te rencontrer, Andre.

Il me raconte qu’il travaille pour le grand champion Pancho Segura, qui entraine des gamins de mon age. Il vient assister a ces grands tournois afin de reperer des joueurs pour le compte de Pancho. Il passe ses bras par la vitre, s’appuie lourdement sur la portiere et soupire. Il me dit que des jours comme celui-ci sont durs, il le sait bien, vraiment tres durs, mais qu’en fin de compte ils vont me rendre plus fort. Sa voix est chaude comme un bol de chocolat.

  • Le gars qui t’a battu, comment il a fait ? Ce gars a deux ans de plus que toi ! Tu as deux ans devant toi pour atteindre son niveau. Deux ans c’est une eternite, surtout quand on travaille dur. Est-ce que tu travailles dur ?
  • Oui, monsieur.
  • Tu as un bel avenir devant toi.
  • Mais je ne veux plus jamais jouer. Je deteste le tennis.
  • Ha ! Ha ! Evidemment. En ce moment. Mais au fond de toi, tu ne detestes pas reellement le tennis.
  • Tu crois seulement le detester.
  • Non, je le deteste vraiment.
  • Tu dis cela parce qu’en ce moment tu es completement mortifie. Mais 5a prouve seulement que tu y attaches de l’importance. Cela veut dire que tu desires gagner. C’est une chose dont tu peux te servir. Souviens-toi bien de cette journee. Tache de t’en servir pour te motiver. Si tu ne veux plus avoir aussi mal, alors tres bien, fais tout ton possible pour l’eviter. Est-ce que tu es pret a faire tout ton possible ?

Je hoche la tete.

  • Bien, tres bien. Alors vas-y, tu peux pleurer. Mais apres, dis-toi bien que c’est fini et qu’il est temps de se remettre au travail.

J’essuie mes larmes sur ma manche, je remercie Rudy et, au moment ou il s’eloigne, je suis pret a reprendre l’entrainement. Qu’on amene le dragon, je suis pret a frapper des balles pendant des heures. Si Rudy se tenait derriere moi et me chuchotait des encouragements a l’oreille, je crois que je serais capable de battre ce dragon. Tout a coup, mon pere s’installe au volant et nous partons en roulant aussi lentement que la voiture de tete d’un cortege funebre. La tension dans l’habitacle est si forte que je me recroqueville sur le siege arriere et que je ferme les yeux. J’ai envie de sortir d’un bond, de m’enfuir, de retrouver Rudy et de lui demander d’etre mon entraineur. Ou de m’adopter.

Je deteste tous les tournois juniors, mais ceux du niveau national plus que tous parce que l’enjeu est plus eleve et qu’ils se deroulent dans d’autres Etats, ce qui signifie billets d’avion, motels, voitures de location, repas au restaurant. Mon pere depense notre argent, il investit sur moi, et quand je perds c’est une partie de cet investissement qui s’envole. Quand je perds, je fais du tort au clan « Agassi tout entier ».

J’ai onze ans, je participe a un tournoi national au Texas, sur terre battue, je fais partie des meilleurs du pays sur terre battue et je ne risque pas de perdre, pourtant je perds. En demi-finale. Je n’atteins meme pas la finale. Maintenant, je dois jouer un match de consolation. Quand on perd en demi-finale, on vous fait jouer un match pour departager le troisieme et le quatrieme. Pis encore, au cours de ce match, je dois affronter mon pire ennemi, David Kass. Il est classe juste en dessous de moi, mais on dirait qu’il devient un autre joueur quand il me voit de l’autre cote du filet. Quoi que je fasse, Kass me bat toujours, et c’est ce qui arrive encore aujourd’hui. Je perds en trois sets. Me voila de nouveau effondre. J’ai de§u mon pere, j’ai fait perdre de l’argent a ma famille. Pourtant, je ne pleure pas. Je veux que Rudy soit fier de moi et je parviens a ravaler mes larmes.

Au cours de la ceremonie des recompenses, un homme tend le trophee destine au vainqueur, puis au deuxieme, puis au

 

troisieme. Puis il annonce que cette annee, un trophee recompensant l’esprit sportif va etre remis au jeune joueur qui a fait preuve du meilleur esprit sur le court. C’est incroyable, mais il dit mon nom. Peut-etre parce que cela fait une heure que je me mords les levres. Il brandit le trophee dans ma direction et me fait signe de venir le prendre. Le trophee de l’esprit sportif, c’est bien la derniere chose au monde que je desire, mais je le prends tout de meme. Je remercie l’homme et tout a coup mon humeur change. C’est un trophee supercool. Et j’ai vraiment ete un bon joueur. Je m’en vais vers la voiture en serrant le trophee contre ma poitrine, mon pere me suit, un pas derriere moi. Il ne dit rien, je ne dis rien non plus. Je concentre toute mon attention sur le bruit que font nos pas sur le ciment. Finalement, je brise le silence. Je dis : « Je ne veux pas de ce truc stupide. » Je le dis parce que je pense que c’est ce que mon pere veut entendre. Il m’arrache le trophee des mains, le leve au-dessus de sa tete et le lance sur le ciment, puis l’ecrase en petits morceaux. Ensuite, il en recueille les fragments et les jette dans une poubelle proche de la. Je ne dis pas un mot. C’est une attitude ou je suis passe maitre.

Si seulement je pouvais jouer au football au lieu de jouer au tennis. Je n’aime pas le sport, mais si je dois en pratiquer un pour faire plaisir a mon pere, j’aimerais autant que ce soit le football. J’y joue trois fois par semaine a l’ecole. Et j’adore courir sur le terrain avec le vent dans mes cheveux, chercher a attraper le ballon tout en sachant que ce n’est pas la fin du monde si je ne marque pas de but. Le sort de mon pere, de ma famille, de la planete ne repose pas sur mes epaules. Si mon equipe ne gagne pas, ce sera la faute collective de tous les joueurs, et personne ne viendra me hurler dans les oreilles. J’ai decide que les sports d’equipe etaient ma voie.

Mon pere accepte que je joue au football parce qu’il pense que cela contribue a ameliorer mon jeu de pieds sur le court. Mais recemment je me suis fait mal dans une melee, je me suis froisse un muscle de la jambe, et la blessure m’a empeche de m’entrainer au tennis tout un apres-midi. Mon pere n’est pas ravi. Il regarde ma jambe, puis me regarde comme si j’avais fait expres de me blesser. Mais une blessure est une blessure. Meme lui, il ne peut pas discuter avec mon corps. Il sort d’un pas furieux.

Quelques instants plus tard, ma mere consulte mon emploi du temps et s’aper§oit que j’ai un match de football cet apres-midi.

  • Que faisons-nous ? demande-t-elle.
  • L’equipe compte sur moi.

Elle soupire.

  • Comment te sens-tu ?
  • Je pense que je peux jouer.
  • OK, enfile ta tenue de football.
  • Est-ce que tu ne crois pas que Papa va etre contrarie ?
  • Tu connais Pa. Il n’a pas besoin de raison pour etre contrarie.

Elle me conduit en voiture au terrain de football et m’y depose. Apres quelques foulees d’echauffement, je trouve que ma jambe va bien. Etonnamment bien. Je me faufile a toute allure parmi les arrieres, agile, gracieux, avide d’avoir la balle, echangeant des rires avec mes coequipiers. Nous travaillons tous pour un objectif commun. Nous sommes solidaires. Je me sens bien. Je me sens a ma place.

Tout a coup, en levant les yeux, j’aper§ois mon pere. Il est au bord du parking et marche a grands pas vers le terrain. A present, il est en train de parler a l’entraineur. Maintenant il hurle apres lui. L’entraineur me fait signe. « Agassi, tu sors du jeu. »

J’arrive en courant.

  • Va dans la voiture, me dit mon pere. Et enleve cette tenue.

Je fonce jusqu’a la voiture et trouve mes affaires de tennis posees sur la banquette arriere. Je les enfile et vais rejoindre mon pere. Je lui tends ma tenue de foot. Il traverse le terrain et la lance a la tete de l’entraineur.

Tandis que nous rentrons a la maison, sans me regarder, mon pere me dit :

  • Tu ne joueras plus jamais au football.

Je le supplie de me laisser une seconde chance. Je lui explique que je n’aime pas me retrouver tout seul sur cet immense court. Que le tennis est un sport solitaire. Qu’il n’y a nulle part ou se cacher quand les choses vont mal. Pas de banc ou de ligne de touche, pas de coin neutre. On se retrouve tout seul, expose, tout nu.

Il crie de toutes ses forces :

  • Tu es un joueur de tennis ! Tu vas devenir numero 1 mondial ! Tu vas gagner plein d’argent. Voila le programme, et il n’y a rien a ajouter.

Il est a la fois categorique et desespere parce que c’etait deja son plan pour Rita, Philly et Tami, mais que 5a n’a pas marche. Rita s’est revoltee. Tami a cesse de progresser. Philly n’avait pas l’instinct du tueur. C’est ce que mon pere ne cesse de repeter au sujet de Philly. Il me le dit a moi, a Maman et meme a Philly, bien en face. Philly se contente de hausser les epaules, ce qui semble prouver qu’en effet il n’a pas l’instinct du tueur.

Mais mon pere dit des choses bien pires a Philly.

  • Tu n’es qu’un bon a rien.
  • C’est vrai, repond Philly d’un ton chagrine. Je ne suis bon a rien. Je suis ne pour perdre.
  • Tu as pitie de ton adversaire. Tu ne te preoccupes pas d’etre le meilleur.

Philly n’essaie meme pas de le contredire. Il joue bien. Il a un vrai talent, mais ce n’est pas un perfectionniste et la perfection n’est pas seulement un but chez nous, c’est la loi. Si on n’est pas parfait, on n’est qu’un bon a rien. Perdant de nature.

Mon pere a decrete que Philly n’etait qu’un bon a rien quand celui-ci avait a peu pres mon age et qu’il jouait dans les competitions nationales ; Philly ne se contentait pas de perdre, il ne discutait meme pas quand son adversaire trichait, tandis que mon pere devenait ecarlate et se mettait a hurler des maledictions en assyrien depuis les gradins.

Comme ma mere, Philly peut tout encaisser jusqu’au jour ou, exceptionnellement, il explose. La derniere fois que c’est arrive, mon pere etait en train de corder une raquette, ma mere repassait et Philly, assis sur le canape, regardait la television. Mon pere n’arretait pas de chercher querelle a Philly, le harcelant au sujet de ses resultats dans un recent tournoi. Tout a coup, sur un ton que je ne lui connaissais pas, Philly s’est mis a hurler :

  • Tu sais pourquoi je ne gagne pas ? A cause de toi. Parce que tu dis que je suis un bon a rien.

Philly s’etouffait de colere. Ma mere se mit a pleurer.

  • A partir de maintenant, a continue Philly, je ne serai qu’un robot, qu’est-ce que tu en penses ? £a te convient ? Je serai un robot et n’eprouverai aucun sentiment, je ferai tout ce que tu me diras de faire !

Mon pere a arrete de corder sa raquette et a eu l’air satisfait. Presque apaise.

  • Jesus-Christ, a-t-il dit, tu comprends enfin.

Contrairement a Philly, je ne cesse de me bagarrer avec mes adversaires. Parfois, j’aimerais avoir la capacite qu’a Philly de se moquer des injustices. Si un adversaire triche, s’il fait comme Tarango, mon visage devient rouge. Generalement, je me venge sur le point suivant. Quand mon adversaire indelicat envoie une balle au centre du court, je lui crie dessus, et je le devisage d’un air de dire : « Maintenant nous sommes quittes. »

Je n’agis pas ainsi pour plaire a mon pere, mais 5a lui fait surement plaisir. Il dit toujours : « Tu n’as pas la meme mentalite que Philly. Tu as le talent, l’energie et… la chance. Tu es ne sous une bonne etoile. »

Il le dit au moins une fois par jour. Tantot avec conviction, tantot avec admiration, parfois avec envie. Je blemis chaque fois qu’il le dit. Je suis desole d’avoir herite de la chance que Philly aurait du avoir, de la lui avoir volee d’une certaine maniere, parce que si je suis ne sous une bonne etoile et que Philly, en revanche, est ne sous un nuage mena§ant. Quand il avait douze ans, il s’est casse le poignet en tombant de velo, en trois endroits differents. Cela a marque le debut d’une longue periode triste et douloureuse. Mon pere etait tellement fache contre Philly qu’il l’a l’oblige a continuer de disputer des tournois avec son poignet fracture. Son etat s’est aggrave, le probleme est devenu chronique et a definitivement compromis sa capacite de jeu. Pour proteger son poignet brise, Philly a ete oblige d’adopter le revers d’une seule main, ce qui, selon lui, est devenu une terrible habitude dont il n’est plus jamais parvenu a se defaire, meme apres la guerison de son poignet. Je regarde Philly perdre et je pense : De mauvaises habitudes plus de la malchance, c’est une combinaison fatale. Je l’observe aussi quand il rentre a la maison apres une cruelle defaite.

Il est tellement desespere que 5a se lit sur son visage, et mon pere va en rajouter une bonne couche. Philly reste assis dans un coin, battant sa coulpe a propos de sa defaite, mais au moins il s’est bien battu et n’a perdu que d’un point. Alors arrive mon pere. Il debarque et vient aider Philly a s’accabler encore un peu plus. Il l’insulte, le gifle. Normalement, cela devrait rendre Philly cingle. Il devrait au moins m’en vouloir, me maltraiter. Au lieu de cela, apres chaque dispute ou chaque raclee que lui a fichue mon pere, Philly se montre insensiblement plus attentif envers moi, plus protecteur, plus gentil. Il cherche a m’epargner son propre sort. Et c’est pourquoi, meme s’il est un bon a rien, je pense qu’en definitive c’est lui le vrai vainqueur. Je suis fier de l’avoir pour grand frere. Comment peut-on etre heureux d’avoir un grand frere malheureux ? Est-ce que c’est possible ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Encore une contradiction. De taille.

Philly et moi passons tout notre temps libre ensemble. Il vient me chercher a l’ecole sur son scooter et nous retournons a la maison a travers le desert, en bavardant et en riant du bruit d’insecte que fait l’engin. Nous partageons la meme chambre a l’arriere de la maison, notre sanctuaire ou nous pouvons echapper au tennis et a Papa. Philly est aussi maniaque que moi avec ses affaires, aussi a-t-il trace une ligne blanche au milieu de la piece pour separer son cote du mien. Court numero 1 et court numero 2. Je dors sur le court numero 2 et mon lit est le plus proche de la porte. La nuit, avant d’eteindre la lumiere, nous avons instaure un rituel dont je ne peux plus me passer. On s’assoit sur nos lits et on discute a voix basse de part et d’autre de la ligne. Philly, qui a sept ans de plus que moi, fait a lui seul presque toute la conversation. Il vide son crnur, exprime ses doutes, ses deceptions. Il raconte ce que c’est que de ne jamais gagner, d’etre traite de bon a rien. Il dit qu’il faudrait qu’il emprunte de l’argent a Papa pour pouvoir continuer a jouer au tennis, s’il veut essayer de passer professionnel. Mais Papa, et la-dessus nous sommes d’accord, n’est pas le genre de gars avec qui on a envie d’etre en dette.

Parmi tous les soucis qui accablent Philly, le plus grand traumatisme concerne ses cheveux. « Andre, dit-il, je deviens chauve. »

Il me le dit sur le meme ton que s’il m’annon£ait qu’un medecin ne lui donne plus que quatre semaines a vivre.

Mais il ne va pas perdre ses cheveux sans se battre. La calvitie est un adversaire. Philly va la combattre de toutes ses forces. Il pense que la raison de sa calvitie tient a un defaut de circulation sanguine dans son cuir chevelu. Aussi, tous les soirs, a un moment ou a un autre de nos conciliabules, Philly va faire le poirier. Il pose sa tete sur le matelas et etire ses jambes vers le haut en prenant appui contre le mur. Je prie pour que 5a marche. Je demande a Dieu que mon frere, ce bon a rien, ne perde pas au moins cette chose- la, ses cheveux. Je mens a Philly en pretendant que je commence a voir les effets de sa cure miracle. J’aime tant mon frere que je suis pret a dire n’importe quoi si je pense que cela peut lui faire du bien. Pour lui, je ferais meme le poirier toute la nuit.

Apres que Philly m’a parle de ses soucis, il arrive parfois que je lui parle des miens. Je suis touche de voir a quel point il reporte rapidement son attention sur moi. Il s’interesse a la moindre petite mechancete que papa m’a dite, il evalue a quel point j’en ai ete blesse et m’adresse un hochement de tete proportionnel. Pour les peurs de base, un demi-hochement de tete. Pour les vraies terreurs, un hochement tres appuye avec, en prime, le froncement de sourcils typique de Philly. Meme la tete en bas, Philly parvient en un seul hochement de tete a en dire plus long que la plupart des gens dans une lettre de cinq pages.

Un soir, Philly me demande de lui promettre quelque chose.

  • Bien sur, Philly, tout ce que tu voudras.
  • Ne laisse jamais Papa te donner des pilules.
  • Des pilules ?
  • Andre, il faut faire bien attention a ce que je te dis. C’est vraiment important.
  • OK, Philly. Je t’ecoute bien.
  • La prochaine fois que tu participes a une competition nationale, si Papa te donne des pilules, ne les prends pas.
  • Il me donne deja de l’Excedrine, Philly. Il m’en fait prendre avant les matchs parce que c’est bourre de cafeine.
  • Ouais, je sais bien. Mais les pilules dont je te parle, c’est autre chose. Ce sont des pilules minuscules, blanches et rondes. N’en prends pas. Quoi que tu fasses.
  • Et si Papa m’oblige. Je ne peux pas lui dire non.
  • Ouais, t’as raison. OK. Laisse-moi reflechir.

Philly ferme les yeux. Je vois le sang affluer a son front et le faire virer a l’ecarlate.

  • OK, dit-il, j’ai trouve. Si tu dois prendre les pilules, s’il te force a le faire, tu n’as qu’a mal jouer. Fais n’importe quoi. Puis, en sortant du court, dis-lui que tu tremblais tellement que tu n’arrivais pas a te concentrer.
  • OK, mais, Philly, c’est quoi ces pilules ?
  • Du speed.
  • Qu’est-ce que c’est ?
  • Une drogue. Elle donne plein d’energie. Je pense qu’il va essayer de t’en refiler.
  • Comment tu le sais, Philly ?
  • Il m’en a donne, a moi.

Comme prevu, au tournoi national de Chicago, mon pere me donne une pilule.

  • Donne ta main, dit-il. £a va t’aider. Avale-la.

Il depose la pilule dans ma paume. Elle est petite, blanche et ronde.

Je l’avale et je me sens bien. Pas tres different. Peut-etre un peu plus eveille. Mais je fais semblant d’eprouver un veritable changement. Mon adversaire, un gars plus age, ne pose pas vraiment de problemes, et pourtant j’ai l’air de peiner, je lance de mauvaises balles, je lui concede plusieurs jeux. Je fais comme si la partie etait beaucoup plus dure qu’elle ne l’est en realite. En sortant du court, je dis a mon pere que je ne me sens pas bien, que je vais m’evanouir, et il prend un air coupable.

  • OK, dit-il en se passant la main sur le visage. Ce n’est pas bon. On n’essaiera plus.

Je telephone a Philly apres le tournoi et je lui raconte l’histoire de la pilule.

  • Putain, je le savais, dit-il.
  • J’ai fait exactement ce que tu m’as dit, Philly, et 5a a marche.

Mon frere reagit a la fa§on que j’imagine etre celle d’un pere. Il est fier de moi, et en meme temps il a peur pour moi. En revenant du tournoi, je l’attrape et le serre tres fort dans mes bras. Cette premiere nuit a la maison, nous la passons enfermes dans notre chambre a bavarder doucement par-dessus la ligne blanche, a jouir d’une de nos rares victoires sur notre pere.

Peu de temps apres, je joue contre un adversaire plus age et je le bats. C’est un match d’entrainement et je suis bien meilleur que mon adversaire, mais la encore je fais mine de peiner, je lance de mauvaises balles, je fais comme si la partie etait beaucoup plus dure qu’elle ne l’est en realite, tout comme a Chicago. En sortant du court n° 7, au Cambridge, celui-la meme sur lequel j’ai battu M. Brown, je me sens effondre parce que mon adversaire a lui aussi l’air effondre. J’aurais du mal jouer tout du long. Je deteste perdre, mais cette fois-ci j’ai horreur d’avoir gagne, parce que mon adversaire, c’etait Philly. Est-ce que ce sentiment de desespoir signifie que je n’ai pas l’instinct du tueur ? Trouble, triste, je voudrais revoir ce vieux pote, Rudy, ou l’autre Rudy avant lui, pour leur demander ce que tout cela veut dire.

 

Je prends part a un tournoi au Country Club de Las Vegas, esperant decrocher une selection au championnat d’Etat. Mon adversaire est un gamin nomme Roddy Parks. La premiere chose que je remarque a son sujet, c’est qu’il a aussi un pere tres special. M. Parks porte une bague sur laquelle est montee une fourmi incluse dans une grosse goutte d’ambre. Jaune. Avant le debut du match, je lui demande ce que c’est.

  • Tu vois, Andre, quand le monde aura ete detrait dans un cataclysme nucleaire, il n’y a que les fourmis qui survivront. J’ai donc prevu que mon esprit irait trouver refuge dans une fourmi.

Roddy a treize ans, deux ans de plus que moi, il est grand pour son age et il a une coupe en brosse de militaire. Neanmoins, il me semble possible de le battre. Je vois deja des failles dans son jeu, des points faibles. Pourtant, je ne sais comment, il parvient a compenser ces defauts. Il remporte le premier set.

Je me parle a moi-meme, je m’exhorte a l’epuiser, je m’acharne. Je gagne le deuxieme set.

A present je fonce, je joue mieux et plus vite. J’entrevois la derniere ligne droite. Roddy est a moi, il est cuit. D’ailleurs, quel drole de nom que Roddy ! Mais quelques points m’echappent tout de meme et je vois Roddy lever les bras au-dessus de sa tete, il a gagne le troisieme set par 7-5, et donc le match. Je cherche mon pere dans les gradins, il regarde fixement devant lui, contrarie. Pas fache, contrarie. Moi aussi je suis contrarie, mais drolement fache en plus, degoute de moi-meme a en etre malade. Je voudrais etre la fourmi figee dans la bague de M. Park.

Je m’adresse des horreurs tout en remballant mon sac de tennis. Tout a coup, un gar§on surgit de je ne sais ou et interrompt mes ruminations.

  • He ! dit-il, n’en fais pas tout un plat. Tu n’etais pas au mieux de ta forme aujourd’hui.

Je leve les yeux. Le gars est un peu plus age que moi, il me depasse d’une tete et affiche un air qui ne me revient pas. Son visage a quelque chose de bizarre. Son nez et sa bouche ne sont pas alignes. Et le pompon, c’est qu’il porte un pull idiot avec un petit bonhomme qui joue au polo. Je ne veux rien avoir a faire avec ce gars-la.

  • Mais bon Dieu, qui es-tu ?
  • Perry Rogers.

Je me replonge dans mon sac de tennis.

Il fait comme s’il n’avait pas compris. Il continue de deblaterer, affirmant que je n’ai pas joue mon meilleur tennis mais que je suis bien meilleur que Roddy et que je le battrai la prochaine fois. Bla-bla. Il essaie de se montrer sympa, je le vois bien, mais il debarque comme un monsieur Je-sais-tout, une sorte de Bjorn Borg Junior, aussi je me releve et je fais ostensiblement demi-tour. La derniere chose dont j’aie besoin, c’est bien de paroles reconfortantes. Elles sont encore plus deplacees qu’un trophee de consolation, surtout quand elles viennent d’un gars qui a un joueur de polo sur la poitrine. En balan§ant mon sac sur mon epaule, je lui lance :

  • Qu’est-ce que tu peux bien y connaitre, toi, au tennis ?

Apres, je me sens mal a l’aise. Je n’aurais pas du etre si grossier. Plus tard, je decouvre que le gars est un joueur de tennis, qu’il a participe au meme tournoi. J’apprends aussi qu’il a le beguin pour ma srnur Tami, ce qui est certainement la raison pour laquelle il est venu me parler. Pour essayer de se rapprocher de Tami.

Mais si je me sens coupable, Perry, lui, est en rogne. La rumeur se propage par le telephone arabe parmi les jeunes de Vegas. Fais gaffe a toi. Perry t’en veux. Il raconte a tout le monde que tu lui as manque de respect et que la prochaine fois qu’il te croise, il va te botter le cul.

Quelques semaines plus tard, Tami m’annonce que toute la bande des grands va voir un film d’horreur, et elle me demande si je veux venir.

  • Perry sera la ?
  • Peut-etre.
  • OK, je viens.

J’adore les films d’horreur et puis, j’ai un plan.

Notre mere nous emmene de bonne heure au cinema pour qu’on ait le temps d’acheter pop-corn et reglisse, et de choisir les meilleures places, pile au centre, dans la rangee du milieu. Je m’assois toujours au centre dans la rangee du milieu. Les meilleures places. J’installe Tami a ma gauche et je garde un siege a ma droite. Comme prevu, voici Perry, tres BCBG. Je me leve d’un bond et lui fais signe. « He Perry ! par ici ! »

Il se retourne, plisse les yeux, je vois bien qu’il est pris au depourvu par la gentillesse de mon accueil. Il s’efforce d’analyser la situation. Puis il sourit et balaie manifestement toute la rancmur qu’il pouvait garder contre moi. Il descend tranquillement l’allee, se glisse jusqu’a notre rangee et se laisse tomber dans le fauteuil a cote du mien.

 

  • Salut, Tami, dit-il en se penchant par-dessus moi.
  • Salut, Perry.
  • Salut, Andre.
  • Salut, Perry.

Au moment ou les lumieres commencent a s’eteindre, avant que demarrent les premieres sequences, nous echangeons un regard.

  • On fait la paix ?
  • On fait la paix.

Le film s’intitule Visiting Hours. C’est l’histoire d’un psychopathe qui suit une journaliste dans la rue. Il parvient a s’introduire en douce chez elle, tue sa bonne puis, on ne sait pas tres bien pourquoi, se met du rouge a levres et jaillit de sa cachette lorsque la journaliste rentre chez elle. Elle parvient a lui echapper et finit par se refugier dans un hopital ou elle pense etre en securite. Naturellement, le psychopathe se cache dans l’hopital et essaie de trouver la chambre de la journaliste en tuant tous ceux qu’il croise sur son passage. Debile, mais efficace pour donner la chair de poule.

Quand je suis effraye, je reagis comme un chat jete dans une piece remplie de chiens. Je me fige et ne bouge plus un muscle. Perry, lui, semble etre du genre reactif. A mesure que le suspense s’accroit, il se raidit et ne tient pas en place, il s’eclabousse de soda. Chaque fois que le tueur jaillit de sa cachette, Perry fait un bond sur son siege. A plusieurs reprises, je me tourne vers Tami et leve les yeux au ciel, mais je ne taquine pas Perry. Je ne fais meme pas allusion a ses reactions quand les lumieres se rallument. Je ne veux pas rompre notre fragile accord de paix

Nous sortons du cinema et decidons que les pop-corn, Coca et Twizzlers ne nous ont pas suffi. Nous traversons la rue pour aller chez Winchell acheter une boite de beignets fran§ais. Perry en prend un nappe de chocolat, le mien est recouvert de pepites multicolores. Assis au comptoir, nous les degustons tout en discutant. Perry est tres fort a ce jeu-la. On dirait un avocat devant la Cour supreme. Puis, au beau milieu d’une phrase de quinze minutes, il s’interrompt et demande au gars derriere le comptoir si cet endroit est ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

  • Ouais, repond le type.
  • Sept jours par semaine ?
  • Hon hon.
  • Trois cent soixante-cinq jours par an ?
  • Alors a quoi servent les serrures sur la porte d’entree ?

Tout le monde se retourne pour regarder. Quelle question geniale ! J’eclate de rire, a tel point que je dois recracher mon beignet. Des petites paillettes couleur d’arc-en-ciel tombent de ma bouche comme des confettis. C’est la chose la plus chouette et la plus amusante qu’on ait jamais dite. En tout cas, la plus chouette et la plus amusante qu’on ait jamais dite dans cette boutique. Meme le gars du comptoir est bien oblige de sourire et de reconnaitre :

  • Mon gars, il y a en effet de quoi se gratter la tete.
  • La vie n’est-elle pas ainsi faite ? dit Perry. Pleine de serrures de Winchell et d’autres choses que personne ne s’explique ?
  • Tu l’as dit.

J’ai toujours cru que j’etais le seul a remarquer ce genre de details. Mais voici un gars qui, non content de les remarquer, attire l’attention des autres sur eux. Lorsque ma mere vient nous rechercher, Tami et moi, je suis triste de dire au revoir a mon nouvel ami Perry. Meme son polo me derange moins, a present.

Je demande a mon pere si je peux rester dormir chez Perry.

— Pas question, dit-il.

Il ne connait absolument pas la famille de Perry, et il ne fait jamais confiance aux gens qu’il ne connait pas. Mon pere se mefie de tout le monde, et plus particulierement des parents de nos amis. Ce n’est meme pas la peine de demander pourquoi, et je ne vais pas perdre mon temps a discuter. Je me contente d’inviter Perry a venir dormir a la maison.

Perry se montre d’une politesse extreme avec mes parents. Il est agreable avec mon frere et mes srnurs, particulierement avec Tami bien qu’elle ait gentiment decourage son beguin. Je lui demande s’il veut faire une visite rapide. « Bien sur », dit-il, alors je lui montre la chambre que je partage avec Philly. Il rit en voyant la ligne blanche qui passe au milieu de la piece. Je lui montre la cour, derriere la maison. Il frappe quelques balles avec le dragon. Je lui dis a quel point je deteste ce dragon, comment j’en suis venu a penser que c’est un etre vivant, un monstre qui respire. Il m’ecoute avec sympathie. Il a vu assez de films d’horreur pour savoir que les monstres peuvent avoir toutes sortes de formes et toutes sortes de tailles.

Puisque Perry, comme moi-meme, est un amateur de films d’horreur, je lui ai reserve une surprise. J’ai fait une copie de L’Exorciste sur cassette. Apres l’avoir vu terrorise devant Visiting Hours, je suis impatient de voir comment il va reagir a un veritable classique du film d’horreur. Lorsque tout le monde est endormi, on glisse la cassette dans le lecteur. Je manque me trouver mal chaque fois que Linda Blair tourne la tete, mais Perry ne bronche pas une seule fois. Visiting Hours lui donne les chocottes, mais L’Exorciste le laisse froid ! Ce type a vraiment un caractere special.

Plus tard, nous buvons des sodas et bavardons. Perry convient que mon pere est plus effrayant que tout ce que Hollywood peut inventer, mais il trouve que le sien est encore deux fois pire. Son pere, dit-il, est un ogre, un tyran et un narcissique, mot que j’entends pour la premiere fois.

Perry m’explique que narcissique veut dire qu’il ne pense qu’a lui. Cela signifie aussi que son fils est sa propriete personnelle. Il a une vision de ce que doit etre la vie de son fils et ne se soucie aucunement des desirs de ce fils concernant son avenir.

Cela me rappelle quelque chose.

Perry et moi tombons d’accord sur le fait que la vie serait mille fois meilleure si nos peres etaient comme tous les autres peres. Mais je per§ois une souffrance supplementaire dans la voix de Perry, parce qu’il dit que son pere ne l’aime pas. Je ne me suis jamais pose la question de savoir si mon pere m’aimait. Je voudrais simplement qu’il soit plus doux, plus attentif et moins furieux. En fait, je voudrais parfois que mon pere m’aime moins. Peut-etre ne serait-il pas toujours sur mon dos, peut-etre me laisserait-il faire mes propres choix. Je raconte a Perry ce que c’est que de ne jamais avoir le choix, cela me rend fou de n’avoir jamais mon mot a dire sur ce que je fais ou ce que je suis. C’est pourquoi j’attache une importance obsessionnelle au peu de choix qui me sont laisses, ce que je porte, ce que je mange, ceux que je considere comme mes amis.

Il hoche la tete. Il me comprend parfaitement.

Enfin, avec Perry, j’ai un ami avec qui je peux partager ces pensees profondes, un ami a qui je peux parler des serrures de Winchell qui cadenassent la vie. Je parle a Perry de ce que c’est que de jouer au tennis tout en detestant le tennis. De detester l’ecole, tout en aimant les livres. D’etre heureux d’avoir Philly malgre la malchance qu’il traine avec lui. Perry ecoute aussi patiemment que Philly, mais il s’implique davantage. Perry ne se contente pas de parler, puis d’ecouter, puis de hocher la tete. Il discute. Il analyse, il etablit des strategies, lance des balles, m’aide a elaborer un plan pour ameliorer la situation. Quand je parle de mes problemes a Perry, ils semblent tout d’abord confus et stupides, mais Perry a une fa§on de les reorganiser, de leur donner un aspect logique qui semble etre le premier pas sur la voie de leur resolution. J’ai l’impression d’avoir vecu jusque-la sur une ile deserte, sans personne a qui parler a part les palmiers. Et, tout a coup, un naufrage reflechi, sensible et partageant mes gouts — a part ce stupide joueur de polo sur sa chemise — vient de debarquer.

Perry me fait des confidences sur l’histoire de son nez et de sa bouche. Il me raconte qu’il est ne avec le palais fissure. Que cela l’embarrasse terriblement et qu’il est d’une timidite douloureuse avec les filles. Il a deja subi plusieurs operations et devrait en subir encore au moins une. Je lui dis que 5a ne se voit pas tellement. Il a les larmes aux yeux. Il marmonne quelque chose a propos des reproches que lui fait son pere a ce sujet.

La plupart des conversations avec Perry portent sur nos peres, et a partir de la on se met naturellement a parler de l’avenir. Nous evoquons les hommes que nous serons, une fois debarrasses de nos peres. Nous nous promettons d’etre differents, pas seulement de nos peres mais de tous les hommes que nous connaissons, y compris de ceux que nous voyons au cinema. Nous echangeons un pacte, promettant que nous ne prendrons jamais ni drogue, ni alcool. Et quand nous serons riches, nous jurons que nous ferons tout notre possible pour aider le monde. Nous scellons ce serment par une poignee de main. Une poignee de main secrete.

Perry a bien du chemin a faire avant de devenir riche. Il n’a jamais un sou. Tout ce qu’on fait est a ma charge. Je ne suis pas bien riche, j’ai juste un peu d’argent de poche et ce que j’arrive a soutirer aux clients des casinos et des hotels. Mais 5a ne me soucie guere, ce qui est a moi est a Perry parce que j’ai decide qu’il etait mon nouveau meilleur ami. Mon pere me donne cinq dollars par jour pour la nourriture et j’en donne volontiers la moitie a Perry.

On se retrouve tous les jours au Cambridge. Apres avoir glande et tape quelques balles, on va manger un morceau. On se glisse par la porte du fond, on saute le mur et on traverse au pas de course le parking vide pour filer au 7-Eleven, ou on joue aux jeux video en mangeant des Chipwichs a mes frais, jusqu’a ce qu’il soit l’heure de rentrer.

Un Chipwich est une nouvelle confiserie a base de glace que Perry a recemment decouverte. De la glace a la vanille pressee entre deux cookies cremeux aux pepites de chocolat. C’est ce qu’il y a de meilleur au monde selon Perry, qui en est completement intoxique. Il aime manger des Chipwichs plus encore que de discuter. Il est capable de parler pendant une heure des Chipwichs, et pourtant le Chipwich est une des rares choses qui puissent l’obliger a se taire. Je lui en achete par dizaines et je suis desole qu’il n’ait pas les moyens de satisfaire sa passion.

Un jour, alors que nous nous trouvons au 7-Eleven, Perry s’arrete brusquement de manger son Chipwich et leve les yeux vers la pendule murale.

  • Merde, Andre, on ferait mieux de rentrer au Cambridge, ma mere doit venir me chercher plus tot.
  • Ta mere ?
  • Elle m’a dit de me tenir pret et de l’attendre devant la porte.

Nous fon§ons a travers le parking.

  • Houla, Andre, elle arrive.

Je regarde la rue et vois deux voitures qui se dirigent vers le Cambridge, une Volkswagen et un coupe Rolls-Royce decapotable. Je vois que la Volkswagen depasse le Cambridge et je conseille a Perry de se detendre. On a le temps, elle n’a pas toume au bon endroit.

  • Non, dit Perry, viens, depeche-toi.

II met les gaz et court derriere la Rolls.

  • He ! Qu’est-ce que… ? Perry, tu me fais une blague ? Та mere conduit une Rolls ? Est-ce que tu es… riche ?
  • Je suppose.
  • Pourquoi ne me l’as-tu jamais dit ?
  • Tu ne m’as jamais pose la question.

Pour moi c’est cela, la caracteristique de la richesse ; il ne vous vient meme pas а Г esprit d’en parler a votre meilleur ami. L’argent est un don et il n’y a pas a se demander comment il vous est echu.

Mais Perry est plus que riche. Il est ultrariche. Perry est milliardaire. Son pere, fondateur associe d’un cabinet d’avocats tres important, possede une chaine de television locale. Il vend de Pair, dit Perry. Imaginez un peu. Vendre de Pair. Quand vous etes capable de vendre de Pair, mon vieux, vous etes tire d’affaire. (Je suppose que son pere lui donne de Pair en guise d’argent de poche.)

Mon pere finit par me donner l’autorisation d’aller chez Perry et je decouvre qu’il n’habite pas une maison, mais une sorte de mega hotel particulier. Sa mere nous у emmene dans la Rolls, et mes yeux s’agrandissent quand nous franchissons lentement un immense portail, que nous depassons de petites collines verdoyantes avant de rouler a P ombre d’arbres enormes. Nous nous arretons devant une demeure qui ressemble au manoir majestueux de Bruce Wayne1. Perry у dispose d’une aile entiere, ou je trouve une salle de jeux litteralement magique pour un adolescent. Elle est equipee d’une table de ping-pong, d’un billard, d’une table de poker, d’un gigantesque ecran de television, d’un petit frigo et d’une batterie. Au bout d’un long couloir se trouve la chambre de Perry proprement dite, ses murs sont recouverts de dizaines de couvertures de Sports Illustrated.

Ma tete toumant comme sur un pivot, je regarde tous les portraits de ces grands athletes et ne рейх articuler qu’une chose : « Waouh. »

  • J’ai fait tout cela moi-meme, dit Perry.

Lors de ma visite suivante chez le dentiste, j’arrache toutes les couvertures de Sports Illustrated et les cache sous ma veste. Quand je les donne a Perry, il secoue la tete.

  • Non j’ai deja celle-la, celle-la aussi. Je les ai toutes, Andre, je suis abonne.
  • Oh ! bon, excuse-moi.

Non seulement je n’avais jamais connu un gosse de riches, mais je n’avais jamais rencontre un gamin qui ait un abonnement.

Quand on ne traine pas au Cambridge ou dans son manoir, Perry et moi on se parle sans arret au telephone. On est devenus inseparables. Il est done effondre quand je lui dis que je dois m’absenter un mois pour participer a une serie de toumois en Australie. McDonald’s a forme une equipe des meilleurs juniors americains pour aller combattre leurs homologues en Australie.

  • Un mois entier ?
  • Je sais bien. Mais je n’ai pas le choix. C’est mon pere.

Je ne suis pas tout a fait sincere. Il n’y a que deux joueurs de douze ans selectionnes et je suis l’un des deux ; je me sens tout de meme un peu fier et excite a la veille d’un aussi long voyage. Le vol dure quatorze heures. Par egard pour Perry, je minimise le voyage. Je lui dis de ne pas s’inquieter. Je vais rentrer bientot et on fetera cela a coup de Chipwichs.

Je prends Г avion tout seul pour Los Angeles, et au moment d’atterrir j’ai envie de retoumer tout droit a Vegas. Je ne sais pas tres bien a quel endroit me rendre et comment trouver mon chemin dans l’aeroport. J’ai Г impression de me faire remarquer dans ma tenue trap chaude avec les arches dorees de McDonald’s dans le dos et mon nom ecrit sur ma poitrine. Tout a coup, j’aper§ois au loin un groupe de gamins portant la meme tenue. Mon equipe. Je m’approche du seul adulte du groupe et me presente.

Il me fait un grand sourire. C’est l’entraineur. Mon premier veritable entraineur.

  • Agassi, dit-il. Le petit genie de Vegas ? He ! ravi de t’avoir parmi nous.

Pendant le vol vers Г Australie, Г entraineur, debout dans l’allee centrale, nous explique comment le voyage va se derouler. Nous allons participer a cinq toumois dans cinq villes differentes. Mais le toumoi le plus important sera le troisieme, a Sydney. C’est la ou nous devrons donner le meilleur de nous-memes contre les meilleurs des Australiens.

Il devrait у avoir cinq mille supporters dans le stade, et le match sera retransmis dans toute Г Australie par la television.

Parlons-en, de la pression.

  • Mais j’ai aussi une bonne nouvelle, dit Г A chaque toumoi que vous gagnerez, je vous accorde une bonne biere bien fraiche.

Je gagne mon premier toumoi a Adelaide sans aucun probleme, et dans le bus Г entraineur me tend une Poster bmne bien frappee. Je pense a Perry et a notre pacte. Je trouve bizarre qu’a douze ans on me serve de l’alcool. Mais la biere a Pair si fraiche, et tous mes camarades me regardent. De toute fa§on, je suis a des milliers de kilometres de la maison, tant pis. Je bois une gorgee. Delicieux. Je l’avale en quatre lampees et passe tout le reste de I’apres-midi a me disputer avec ma mauvaise conscience. Je regarde le paysage defiler par la vitre et me demande comment Perry va prendre la chose, et s’il voudra encore etre mon ami.

Je gagne trois des quatre toumois suivants. Trois bieres de plus. Chacune meilleure que la precedente. Mais avec chaque gorgee, j’avale le depot amer de la culpabilite.

Perry et moi reprenons aussitot nos vieilles habitudes. Les films d’horreur. Les longues conversations, le Cambridge, le 7- Eleven. Les Chipwichs. De temps en temps, pourtant, je le regarde en eprouvant tout le poids de ma trahison.

Nous nous rendons une nouvelle fois du Cambridge, au 7-Eleven, et je ne рейх plus me retenir. Je suis devore de culpabilite. Nous avons chacun des ecouteurs branches sur le Walkman de Perry a l’oreille, et nous ecoutons Prince. Purple Rain. Je tape sur l’epaule de Perry et lui demande de retirer ses ecouteurs.

  • Qu’est-ce qu’il у a ?
  • Je ne sais pas comment le dire.

II me regarde.

  • Qu’est-ce qui se passe ?
  • Perry, j’ai trahi notre pacte.
  • J’ai bu de la biere en Australie.
  • Une seule ?
  • Quatre !

Je baisse les yeux.

II reflechit. II detoume le regard vers les montagnes.

  • Bien, dit-il, chacun fait ses choix dans la vie, Andre, et tu as fait les tiens. Je suppose que je me retrouve tout seul.

Mais Г instant d’apres il a envie de savoir. II demande quel gout a la biere, et, une fois de plus, je suis incapable de mentir. Je lui dis que c’est delicieux et je m’ excuse une fois de plus mais il ne sert a rien de faire semblant d’avoir des remords. Perry a raison. J’avais le choix, pour une fois, et j’en ai profite. Bien sur j’aurais prefere ne pas avoir trahi notre pacte, mais je ne рейх pas m’en vouloir d’avoir finalement exerce mon libre arbitre.

Perry fronce les sourcils a la maniere d’un pere. Pas comme mon pere, ni comme le sien, mais comme un pere a la television. Il ne lui manque plus qu’un pull-over en laine et une pipe. Et je comprends tout a coup que le pacte que nous avons scelle, Perry et moi, etait a la base la promesse de nous servir mutuellement de pere. De nous elever l’un l’autre. Je m’excuse encore une fois et je comprends combien Perry m’a manque quand j’etais loin. Je conclus un autre pacte, avec moi-meme, celui de ne plus jamais quitter la maison.

Mon pere m’aborde dans la cuisine. Il dit qu’il veut me parler. Je me demande s’il est au courant de cette histoire de biere.

Il me dit de m’asseoir a table et s’installe en face de moi. Un puzzle de Norman Rockwell inacheve nous separe. Il me parle d’un article qu’il a lu recemment dans 60 Minutes. Il у est question d’un intemat de formation au tennis sur la cote ouest de la Floride, pres de Tampa Bay.

  • C’est la premiere ecole du genre, dit mon pere. Il s’agit d’un camp d’entrainement pour jeunes joueurs de tennis et il est dirige par un ancien parachutiste nomme Nick Bollettieri.
  • Et alors ?
  • Et alors tu vas у
  • Quoi ?
  • Tu ne progresses plus ici, a Las Vegas. Tu as deja battu tous les joueurs du cru. Tu as battu tous ceux de Г Ouest, Andre, tu as battu tous les joueurs de l’universite du coin ! Je n’ai plus rien a t’apprendre.

Mon pere n’explicite pas clairement son choix mais il est evident qu’il est decide a appliquer une autre methode avec moi. Il ne veut pas refaire les erreurs qu’il a faites avec ses autres enfants. Il a gache leur jeu en les gardant sous sa coupe si autoritaire pendant trap longtemps, et du meme coup il a empoisonne ses relations avec eux. Les choses allaient tellement mal avec Rita qu’elle vient de se sauver avec Pancho Gonzalez, la legende du tennis. Il a au moins trente ans de plus qu’elle. Mon pere n’a pas envie de me brider, de m’abimer ou de me detruire. C’est pourquoi il me bannit. S’il m’envoie au loin, c’est en partie pour me proteger de lui-meme.

  • Andre, dit-il, il faut que tu manges, que tu dormes et que tu boives le tennis. C’est la seule facon de devenir numero 1.

 

Je bois, je mange et je dors deja le tennis. Mais ce qu’il veut, c’est que j’aille faire tout cela ailleurs.

  • Et combien coute cette academie de tennis ?
  • Environ douze mille dollars par an.
  • On ne peut pas se payer 5
  • Tu n’y vas que trois mois. Cela fait trois mille dollars.
  • Meme 5a, c’est encore trap cher.
  • C’est un investissement. Sur toi. On s’arrangera.
  • Je ne veux pas у

II me suffit de regarder le visage de mon pere pour savoir que c’est deja decide. Fin de la discussion.

Je m’efforce de voir le bon cote des choses. Cela ne va durer que trois mois. Je рейх supporter n’importe quoi pendant trois mois. Et puis, apres tout, pourquoi serait-ce si terrible ? Ce sera peut-etre comme l’Australie. Ce sera peut-etre amusant. II у aura peut-etre des avantages insoup§onnes. Peut-etre que cela me plaira de jouer dans une equipe.

  • Et l’ecole ? Je suis au milieu de ma cinquieme.
  • II у a une ecole dans la ville voisine, dit mon pere. Tu suivras les cours du matin puis tu joueras au tennis l’apres-midi et la soiree.

Cela me parait brutal. Quelque temps apres, ma mere me raconte que le reportage de 60 Minutes etait en realite un portrait- charge sur Bollettieri, et que le joumaliste avait introduit le personnage en lancant la question suivante : « Seriez-vous pret a payer douze mille dollars par an pour que cet homme exploite votre enfant ? »

Pour mon depart, on donne une fete au Cambridge. M. Fong a Pair sinistre, Perry semble au bord du suicide et mon pere parait perplexe. Et on est tous la a manger du gateau. On joue au tennis avec des ballons puis on les fait eclater avec une epingle. Tout le monde me tape dans le dos en me disant que je vais drolement prendre mon pied.

— Oui, je sais. Je suis sacrement impatient de rencontrer les mecs de Floride.

Mon mensonge ressemble a un coup deliberement rate, comme une balle frappee sur le cadre en bois de ma raquette.

A mesure que le jour de mon depart se rapproche, je dors de plus en plus mal. Je me reveille en sursaut en me debattant, couvert de sueur et entortille dans mes draps. Je perds l’appetit. Tout a coup, Г expression « mal du pays » me semble parfaitement claire. Je ne veux pas quitter la maison, mon frere et mes soeurs, ma mere, mon meilleur ami. Malgre les tensions qui regnent chez moi et malgre la terreur que je ressens parfois, je donnerais n’importe quoi pour rester. Si mon pere m’a cause beaucoup de souffrance, il a toujours ete aupres de moi. II etait toujours la, dans mon dos, et maintenant il n’y sera plus. Je me sens abandonne. Je croyais ne rien vouloir plus ardemment que de me liberer de lui, et maintenant qu’il m’expedie au loin j’ai le coeur brise.

Pendant les demiers jours que je passe a la maison, j’espere encore que ma mere va venir a ma rescousse. Je Г implore du regard, mais elle se detoume avec l’air de dire : « Je l’ai vu detruire trois gamins, tu as de la chance de pouvoir filer pendant que tu es encore entier. »

Mon pere m’emmene a l’aeroport. Ma mere aurait voulu venir mais elle ne peut pas manquer un jour de travail. Perry prend sa place. Il n’arrete pas de parler tout le long du trajet. Je n’arrive pas a savoir qui de nous deux il essaie de reconforter. C’est seulement pour trois mois, dit-il. On va s’envoyer des lettres, des cartes postales. Tu vas voir, tout va bien se passer. Tu vas apprendre plein de choses. Peut-etre bien, meme, que je viendrai te voir.

Je repense a Visiting Hours, ce film d’horreur debile que nous avons regarde le jour ou nous sommes devenus amis. Perry se comporte exactement comme ce jour-la, comme il se comporte toujours quand il a peur. Il n’arrete pas de se tortiller et de sauter sur son siege. Quant a moi, je reagis a ma maniere : un chat dans une fosse pleine de chiens.

 

La navette de l’aeroport arrive au complexe juste apres la tombee de la nuit. Installee sur une ancienne exploitation agricole qui produisait des tomates, la Nick Bollettieri Tennis Academy n’a rien de folichon : quelques batiments qui ressemblent a un penitencier. D’ailleurs, ils portent les memes noms que dans les prisons : batiment B, batiment C. Je regarde autour de moi, m’ attendant presque a decouvrir un mirador et des fils barbeles. Mais ce que je vois est encore plus mena§ant : alignes jusqu’a l’horizon, les rangs de courts de tennis.

Tandis que le soleil disparait derriere des marecages d’un noir d’encre, la temperature descend en fleche. Je me recroqueville dans mon T-shirt. Je croyais qu’il faisait chaud en Floride. Un membre du personnel m’accueille a la descente du bus et me conduit a mon dortoir, qui est vide et etrangement calme.

  • Ou sont les autres ?
  • En etude. Dans quelques minutes c’est la recreation, l’heure qui separe Г etude et le coucher. Tu devrais descendre a la salle de jeux et te presenter aux autres.

Dans la salle, je trouve deux cents gar§ons agites et quelques filles au regard dur, regroupes en petites coteries tres fermees. Une des plus nombreuses se presse autour d’une table de ping-pong et hurle des insultes aux deux gamins qui jouent. Je m’appuie contre un mur et observe la piece. Je reconnais quelques visages, parmi lesquels un ou deux gar§ons qui faisaient partie du voyage en Australie. Ce type, la-bas, j’ai joue contre lui en Califomie. Celui-ci, avec son air mauvais, j’ai dispute un match tres serre en trois sets contre lui en Arizona. Chacun d’entre eux parait doue et extremement sur de lui. Les gamins sont de toutes les couleurs, de toutes les tailles et de tous les ages. Ils viennent du monde entier. Le plus jeune a sept ans, le plus vieux dix-neuf. Apres avoir passe toute ma vie a Las Vegas, je me retrouve comme un petit poisson dans une vaste mare. Ou plutot un marecage. Les plus gros poissons sont les meilleurs joueurs du pays, des superheros adolescents qui constituent la coterie la plus fermee, reunie dans un coin recule de la salle.

J’essaie de suivre le match de ping-pong. Meme sur ce terrain, je suis depasse. Chez moi, j’etais imbattable au ping-pong. Ici ? La moitie de ces types me battraient a plate couture.

Je me demande comment je vais reussir a trouver ma place ici, comment je vais me faire des amis. Je veux rentrer a la maison tout de suite, ou au moins telephones Mais je vais devoir appeler en PCV et je sais que mon pere refusera de payer la communication. Rien qu’a Г idee que je ne рейх pas entendre la voix de ma mere ni celle de Philly alors que j’en ai tellement besoin, je suis pris de panique. Quand la recreation est terminee, je fence au dortoir et m’ allonge sur mon lit en attendant de disparaitre dans le marecage noir du sommeil.

Trois mois, me dis-je. Seulement trois mois.

Les gens ont pris l’habitude d’appeler la Bollettieri Academy « camp d’entrainement», mais c’est en realite un fameux camp de prisonniers. Et encore, pas si fameux que 5a. Nous mangeons du gruau, des viandes beiges et des ragouts gluants, servis avec du riz nappe d’un brouet grisatre. Nous dormons dans de petits lits bancals, alignes le long des cloisons en contreplaque de notre dortoir quasi militaire. Nous nous levons a l’aube et nous couchons tout de suite apres le diner. Nous sortons rarement et nous avons tres peu de contacts avec le monde exterieur. Comme la plupart des prisonniers, nous ne faisons rien d’autre que travailler et dormir, et notre tas de cailloux a nous c’est l’entrainement. Au service, au filet, au re vers, au coup droit. De temps en temps, des matchs destines a determiner notre classement, du plus fort au plus faible. Par moments, on a le sentiment d’etre un gladiateur s’entrainant a Г ombre du Colisee. Quant aux trente-cinq moniteurs qui nous aboient dessus pendant les cours, ils se prennent sans aucun doute pour des dresseurs d’esclaves.

Quand on n’est pas a l’entrainement, on suit des cours de psychologic du tennis. On nous apprend a avoir un mental d’acier, a penser de maniere positive, a visualiser. On nous apprend a former les yeux, a imaginer qu’on vient de remporter Wimbledon et qu’on brandit le trophee d’or au-dessus de notre tete. Ensuite, on a le choix entre faire de Г aerobic, soulever des poids ou courir jusqu’a l’epuisement sur la piste gravillonnee.

La pression constante, la competition a couteaux tires et Г absence totale de surveillance de la part des adultes nous transforment lentement en betes sauvages. Une sorte de loi de la jungle s’etablit. C’est un peu comme une reinterpretation de Karate Kid a coups de raquette, ou de Sa Majeste des Mouches avec des coups droits. Un soir, deux gar§ons se disputent dans le dortoir. Un Blanc et un Asiatique. Le Blanc lance une insulte raciste et s’en va. Pendant une heure entiere, l’Asiatique reste debout au milieu du dortoir. II fait des etirements, de grands mouvements des bras et des jambes, des rotations du сои. II effectue toute une serie de mouvements de judo, puis, soigneusement et methodiquement, il se panse les chevilles. Quand le Blanc re vient, Г Asiatique pivote sur lui-meme, envoie sa jambe en Pair comme une faux, balancant un coup qui fracasse la machoire du gars.

Le plus choquant, c’est qu’aucun des deux n’est renvoye. A partir de ce point, l’anarchie ambiante ne fait qu’augmenter.

 

Deux autres gar£ons entretiennent un conflit de longue haleine, mais sans reelle gravite. Ils echangent surtout des sarcasmes et des agaceries. Jusqu’a ce que l’un d’entre eux passe a la vitesse superieure. Plusieurs jours d’affilee, il pisse et chie dans un seau. Et puis, un soir, il debarque dans le dortoir de son ennemi et lui renverse le seau sur la tete.

Le sentiment de vivre dans la jungle, la menace permanente de violences et de traquenards sont encore aggraves par un bruit de tambour qu’on entend au loin, juste avant Г extinction des lumieres.

Je demande a un des gars ce que 5a veut dire.

  • Oh ! c’est Jim Courier. Ses parents lui ont envoye une batterie.
  • Qui?
  • Jim Courier. Il vient de Floride.

Au bout de quelques jours, je commence a me faire une idee du responsable, fondateur et proprietaire de la Nick Bollettieri Tennis Academy. Il a cinquante ans et des poussieres, mais semble en avoir deux cent cinquante, parce que le bronzage est une de ses obsessions, avec le tennis et le manage (il a cinq ou six ex-epouses, personne n’en connait le nombre exact). Il est tellement tanne par le soleil, il a si profondement cuit et recuit sous tant de lampes de bronzage, qu’il en a definitivement altere son teint. La seule partie de son visage qui ne soit pas de la couleur d’un steak hache, c’est sa moustache. Une moustache noire, soigneusement peignee — presque un bouc, mais sans poils au menton, et qui lui donne en permanence un air renfrogne. J’observe Nick qui traverse le complexe a grands pas, petit bonhomme ecarlate avec d’enormes lunettes de soleil. Il est train d’engueuler quelqu’un qui court a ses cotes, peinant a suivre sa cadence. J’espere ne jamais avoir affaire directement avec Nick. Je le vois se glisser a bord d’une Ferrari rouge et disparaitre en laissant un nuage de poussiere dans son sillage.

Un autre gamin m’explique que cela fait partie de notre boulot de laver et d’astiquer les quatre voitures de sport que possede Nick.

  • Notre boulot ? Quelle connerie.
  • Va le dire au juge.

J’interroge quelques anciens, quelques veterans, au sujet de Nick. Qui est-il ? Qu’est-ce qui le motive ? Ils me repondent que c’est un amaqueur, un type qui a trouve le moyen de tirer profit du tennis, mais qu’il n’aime pas ce sport et n’y connait, d’ailleurs, pas grand-chose. Il n’est pas comme mon pere, captive par les angles, les chiffres et la beaute du tennis. A certains egards, pourtant, il ressemble beaucoup a mon pere. Il est fascine par l’argent. C’est un type qui s’est fait recaler a l’examen de commandant dans la marine, qui a laisse tomber des etudes de droit et qui s’est entiche un jour de l’idee d’enseigner le tennis. Il a du marcher dans la merde. Avec un peu d’achamement et beaucoup de chance, il a reussi a s’imposer comme une sorte de titan du tennis, le mentor des prodiges. On peut apprendre un certain nombre de choses de lui, disent les autres gar§ons, mais il n’a rien d’un prodige.

Cela n’a pas l’air d’etre le genre de type qui va me faire cesser de detester le tennis.

Je joue un match d’entrainement, ou j’inflige une belle raclee a un gars de la cote est, quand je m’aper§ois que Gabriel, un des acolytes de Nick, se tient derriere moi et m’ observe.

Au bout de quelques points, Gabriel interrompt le match. Il me demande :

  • Est-ce que Nick t’a deja vu jouer ?
  • Non, monsieur.

Il fronce les sourcils et s’eloigne.

Un peu plus tard, j’entends hurler le haut-parleur qui couvre tous les courts de la Bollettieri Academy : « Andre Agassi au court couvert numero 1 ! Andre Agassi est attendu au court couvert numero 1, immediatement! »

Je n’ai jamais ete au court couvert numero 1, et j’imagine qu’il у a une bonne raison pour que j’y sois convoque. J’y accours et у retrouve Gabriel et Nick qui m’attendent, cote a cote.

Gabriel dit a Nick :

  • Il faut que tu voies ce gars-la jouer.

Nick se retire dans un coin obscur. Gabriel prend position de Г autre cote du filet. Il me fait jouer pendant une demi-heure. De temps en temps, je glisse un regard par-dessus mon epaule : j’aper§ois vaguement la silhouette de Nick. Il semble concentre et lisse sa moustache.

  • Envoie quelques re vers, dit Nick.

Sa voix sonne comme du papier de verre sur du Velcro.

J’obeis. J’envoie quelques re vers.

  • Maintenant sers.

Je sers.

  • Monte au filet.

Je monte au filet.

  • Qa va.

II vient vers moi:

  • D’ou viens-tu ?
  • Las Vegas.
  • Quel est ton classement ?
  • Numero 3.
  • Comment je fais pour joindre ton pere ?
  • II est au boulot en ce moment. II travaille de nuit a la MGM.
  • Et ta mere ?
  • A cette heure-ci elle doit etre a la maison.
  • Suis-moi.

Nous nous dirigeons tranquillement jusqu’a son bureau. II demande mon numero de telephone. Assis dans un grand fauteuil de cuir noir, il me toume pratiquement le dos. J’ai Г impression que mon visage est encore plus rouge que le sien. II fait le numero et parle a ma mere. Elle lui donne le numero de mon pere. II l’appelle immediatement.

II hurle. « Monsieur Agassi ? Nick Bollettieri a l’appareil. Bien, tres bien, oui tout va bien, ecoutez-moi. J’ai quelque chose de tres important a vous dire. Votre gamin est plus doue que n’importe quel eleve que j’aie pu voir dans mon ecole. C’est vrai. Absolument. Et je vais en faire un champion. »

De quoi diable parle-t-il ? Je ne suis ici que pour trois mois. Je dois quitter cet endroit dans soixante-quatre jours. Est-ce que Nick est en train de dire qu’il veut me garder ? Que je vais vivre ici, pour toujours ? Mon pere ne va surement pas etre d’accord.

Nick dit : « C’est parfait. Aucun probleme. Je vais me debrouiller pour que cela ne vous coute pas un sou. Andre peut rester gratuitement. Je dechire votre cheque. »

Mon coeur se brise. Je sais que mon pere est incapable de resister a quelque chose de gratuit. Mon sort est scelle.

Nick raccroche et fait pivoter son fauteuil dans ma direction. II n’explique rien. II ne me console pas. II ne me demande pas si c’est ce que je souhaite. II ne dit rien d’autre que :

  • Retoume sur le court.

Le directeur vient de rallonger ma peine de plusieurs annees et je ne рейх rien faire d’autre que de ramasser mon marteau et de retoumer a mon tas de cailloux.

Updated: 29 августа, 2022 — 10:45

Добавить комментарий

Ваш адрес email не будет опубликован. Обязательные поля помечены *

Александрийский теннисный клуб © 2018 - 2019

Карта сайта